Sankara n’est pas mort de Lucie Viver est sorti mercredi 29 avril en e-cinéma. Ce premier long métrage documentaire de Lucie Viver mêle images originales et archives pour aborder l’héritage politique de Thomas Sankara dans le Burkina Faso d’aujourd’hui, à travers la figure du poète Bikontine. FrenchMania a rencontré la réalisatrice.
Propos recueillis par Farah Clémentine Dramani-Issifou
Pouvez-vous revenir sur la genèse du film et votre rencontre avec Bikontine ?
Lucie Viver : J’ai rencontré Bikontine en 2012, lors de mon premier voyage au Burkina Faso. Il intervenait comme conteur dans l’école du village où je me trouvais. On a sympathisé très vite. On parlait de tout : en particulier de politique, de Blaise Compaoré, de Thomas Sankara, mais aussi de football et de littérature ! Il m’a proposé de lire ses poèmes, que j’ai d’ailleurs trouvés très beaux. Après mon retour en France, nous sommes restés en contact régulier, jusqu’à ce qu’éclate l’insurrection en 2014. C’est à ce moment-là que l’envie du film a germé. On partageait tous les deux le même espoir et la même inquiétude pour ce qui allait se passer après. À l’issue d’une longue période d’écriture et de repérages, nous sommes partis en tournage pendant trois mois en 2017, l’année des trente ans de la mort de Thomas Sankara.
Le film questionne le legs de Thomas Sankara aujourd’hui. Pourquoi se saisir de cette histoire burkinabé ?
Lucie Viver : L’histoire et la politique m’ont toujours beaucoup intéressée, depuis mes années lycée. Pourtant, je connaissais assez peu le Burkina, son histoire, Thomas Sankara… J’ai donc énormément appris en faisant le film. C’était passionnant ! Au départ, ce qui m’a attirée au Burkina, c’est la culture du débat politique, la figure mythique de Sankara et, plus tard, l’insurrection populaire de 2014, d’une maturité politique exemplaire. J’ai surtout été frappée par la modernité des idées de Sankara, son intégrité, son énergie, sa simplicité, son humour. Mais au-delà de cet intérêt personnel, c’est le très fort attachement des Burkinabè à Sankara dont je voulais témoigner. Le film tente de rendre palpable son empreinte – jusqu’aux jeunes générations qui ne l’ont pas connu – qu’elle soit politique, sociale, artistique, ou même purement émotionnelle.
Comment s’est construit ce projet de film ?
Lucie Viver : Mon intention première, c’était de faire le portrait du Burkina après l’insurrection, mais il était vraiment très important pour moi de le faire à travers l’expérience personnelle d’un Burkinabè. J’ai choisi de collaborer avec Bikontine surtout pour sa sensibilité de poète. Le film est le résultat de nos regards croisés. J’ai eu à cœur de laisser passer un peu de temps et de prendre de la distance, en m’éloignant des cercles militants, en sortant de Ouagadougou, afin de donner à voir d’autres réalités du Burkina, qui témoignent, elles aussi à leur manière, des bouleversements politiques, que ce soit la révolution de Sankara ou l’insurrection populaire.
Le film est rythmé d’une part, par les vers de Bikontine, les rencontres et les paroles échangées et d’autre part, par le déplacement en train et la musique de Rodolphe Burger. Pourquoi ces choix ?
Lucie Viver : La matière du film est plutôt dense, avec des paroles très fortes. L’idée était donc de laisser du temps au spectateur pour plonger dans cette réalité complexe. J’aime bien dire que le film “se déplie”. Il ralentit progressivement et devient plus contemplatif, plus ample. Les poèmes de Bikontine et la guitare de Rodolphe accompagnent ce mouvement d’apaisement presque mélancolique. Mais la révolte couve toujours … C’était un équilibre délicat à trouver !
Quel regard portez-vous sur la situation actuelle au Burkina Faso ? Le film a-t-il été diffusé là-bas ?
Lucie Viver : Le Burkina est devenu comme ma deuxième maison… Mais la situation actuelle est vraiment compliquée. À la déception politique s’ajoutent l’insécurité liée aux attaques djihadistes et maintenant la crise du Covid… Il y a de quoi s’inquiéter. Je suis toujours en contact avec Bikontine et nous avons déjà montré le film plusieurs fois au Burkina, en ville et au village, principalement dans des localités où nous avions filmé. Les spectateurs ont d’abord été surpris et heureux de découvrir tant d’aspects différents de leur pays (la récolte de la canne à sucre, du coton…), d’entendre la parole de personnes “ordinaires”, de condition modeste (ni cadres, ni intellos, ni militants) auxquelles ils peuvent s’identifier, et aussi de découvrir que la partie de la voie ferrée construite sous Sankara est actuellement abandonnée. Mais surtout, c’est le titre Sankara n’est pas mort qui les a fait réagir ! Ils le mettent en rapport avec ce que l’on entend et voit dans le film. Et beaucoup se demandent : comment pouvons-nous faire concrètement aujourd’hui pour prolonger l’œuvre de Sankara ?
Le film devait sortir en salles de cinéma, c’est finalement une sortie digitale qui a été choisie pour face à la crise sanitaire actuelle…
Lucie Viver : Oui et pour moi, rien ne remplace la salle de cinéma, le grand écran, le lieu d’échanges… Mais la situation est exceptionnelle et la sortie de crise incertaine. Météore Films a donc décidé de tenter une sortie en e-cinéma. C’est un nouveau moyen de diffusion et c’est finalement très stimulant ! Nous espérons attirer l’attention des cinéphiles habitués des salles, bien sûr, et aussi peut-être d’un public différent, qui ne se serait pas forcément déplacé pour aller voir le film en salles. Il y a déjà près de 30 cinémas partenaires de la sortie. C’est vraiment génial d’être aussi bien soutenus ! Il y a un débat virtuel programmé chaque soir après la séance, avec Bikontine (depuis Bobo-Dioulasso) et moi. Les e-spectateurs pourront nous poser des questions par chat. Et c’est bien parce que le film sort en e-cinéma que nous pouvons offrir la possibilité aux spectateurs de dialoguer avec Bikontine !