Ce qu’ont en commun les films de Marc Fitoussi ? Le mélange des genres et l’effet de surprise. Les Apparences porte bien son titre. Car c’est à la crasse qui colle à la peau de ceux qui la lavent au savon de luxe que s’intéresse le cinéaste. On retrouve le ton orageux des drames bourgeois de Chabrol et Allen, et pour la première fois chez Fitoussi, Karin Viard et Benjamin Biolay. Un film aux reflets pluriels donc, en salles le 23 septembre 2020. Entretien avec le réalisateur qui signe ici son sixième long métrage.
Ce qui saute immédiatement aux yeux quand on regarde vos films, c’est l’amour que vous portez aux actrices et aux acteurs.
Marc Fitoussi : Oui, je les aime, ce n’est pas feint ! Mêmes les travers de certains ou certaines me touchent. Ce n’est un secret pour personne, Isabelle Huppert, avec qui j’ai fait Copacabana et La Ritournelle, est très exigeante vis-à-vis de la lumière et du cadre, mais une fois que ces exigences sont satisfaites, Isabelle vous donne tout, et c’est le cas de beaucoup d’autres. Leur générosité ensuite n’a plus de limite, et c’est un cadeau pour moi, metteur en scène. Alors franchement, ça vaut la peine de mettre un peu d’eau dans son vin parfois, et accepter le deal qui se joue. Un rapport de confiance se tisse ainsi de part et d’autre et il n’y a plus d’obstacles. Pour certains réalisateurs, cela peut être une contrainte, pour moi, pas du tout. Faire plaisir, c’est être hyper gâté en retour. Je n’ai jamais perdu ça de vue depuis mes débuts. Pour ce film-ci, la rencontre avec Karin Viard a été géniale. Elle passe souvent pour quelqu’un de froid et cash, mais en réalité, elle est très professionnelle et attend qu’on le soit en retour, à chaque endroit du plateau. Comme Isabelle, quand Karin s’engage, elle s’engage. Elle est très impressionnante et je me suis régalé pendant le tournage. J’avais parfois l’impression d’être au spectacle, réjoui comme un gosse. J’écris et je réalise, donc j’ai une musique très précise en tête, mais je sais que je travaille aussi avec des actrices qui ont la leur, et c’est la rencontre de ces deux musiques qui va créer quelque chose de surprenant, de spécial. Ce qui m’épate chez Karin, c’est sa capacité de travail. De toutes les actrices que j’ai rencontrées, je crois que c’est celle qui travaille le plus son texte en amont. Elle le connaissait par cœur et ça permet par conséquent de s’amuser ailleurs. Rien ne peut me faire plus plaisir ! Parce que mon côté diva à moi, c’est le texte, j’aime qu’on le respecte, j’aime qu’on respecte sa ponctuation. Je comprends le besoin qu’ont certaines actrices de s’éloigner du texte, mais quand je n’y trouve pas mon compte, je le dis ! En série par exemple, le rythme de tournage est plus ramassé qu’au cinéma, il faut parfois pour les acteurs réussir à être bons en une prise, et donc mieux vaut connaître son texte. Laure Calamy et Nicolas Maury, avec qui j’ai tourné quelques épisodes de Dix pour Cent, sont faits de ce feu-là. Ce sont des métronomes, et quand on fait de la comédie – et pour la télévision en plus -, c’est une qualité remarquable.
Quel a été le travail que vous avez fait par conséquent avec Karin Viard ?
Marc Fitoussi : Karin a un potentiel comique énorme, et je ne suis même pas sûr qu’elle le sache. Peut-être qu’elle ne se rend pas compte que même lorsqu’elle se contente de saluer des gens par exemple, elle risque d’être drôle, alors qu’il faudrait ne pas l’être. C’est précisément cela qui me séduit chez Karin, et c’est le curseur qu’il a fallu parfois pousser ou baisser pour ce film-ci. Parce que c’est aussi ce qu’exige le mélange des genres auquel j’ai tenu. Ça commence comme une chronique sur une petite communauté ultra bourgeoise d’expatriés français, il y a quelque chose d’un peu mordant, mais ensuite, quand le danger rôde, le film glisse ailleurs et il n’y a plus de place pour la causticité, ça devient plus cruel. L’effet comique dans le film est dilué, il agit dans la première partie mais plus l’intrigue avance, plus le drame s’épaissit et l’atmosphère se crispe. Avec une actrice comme Karin, on a envie de voir des choses qu’on n’a pas vues ailleurs. Même si ce sont des détails pour certains. Karin a comme moi le goût du détail. Je pense par exemple à une scène dans la salle de classe où elle écoute le speech de la maîtresse d’école jouée par Lætitia Dosch. Je voulais ici qu’on voit que le personnage d’Ève est là sans être là, et jouer l’absence comme Karin arrive ici à le faire, c’est très subtile. Ève est une femme qui dans cette histoire doit feindre la surprise alors qu’elle n’est pas surprise, elle est obligée de jouer, comme une actrice, pour ne pas perdre la face, mais parfois des choses lui échappent, parce qu’elle n’est pas une actrice mais une épouse à l’égo twisté.
Vous écrivez en pensant à des acteurs pour incarner vos personnages ?
Marc Fitoussi : Pas toujours, ça dépend. J’avais envie de travailler avec Karin et quand on m’a confirmé son envie de faire le film, j’ai réécrit en ajustant le personnage d’Ève à Karin, en fonction de ce qu’elle m’inspirait de nouveau pour cette héroïne. Par exemple, Ève ne venait pas d’un autre milieu social qu’Henri au départ. Mais j’avais du mal à imaginer Karin en grande bourgeoise, et le fait qu’Ève soit finalement issue d’un milieu plus modeste, qu’elle ait eu à gravir les échelons, ça a donné une dimension supplémentaire à l’histoire, un enjeu socio-politique qu’il m’intéressait de traiter, c’est-à-dire la peur du déclassement. Quand j’ai accepté d’adapter ce roman, j’ai gardé le drame adultérin qui en était le cœur, mais je ne voulais pas que cela soit mon intrigue centrale, il fallait que cet incident, la tromperie, les mensonges et les mesquineries créent d’autres faisceaux problématiques bien moins familiers ou prévisibles. C’est devenu l’histoire d’une femme qui a tout et qui ne veut rien céder de son désir, et son désir, c’est de conserver son statut social, qu’éternellement on la regarde avec envie quand elle va à l’opéra et s’installe dans la loge royale.
En ce sens, Ève a des points communs avec Jasmine dans Blue Jasmine de Woody Allen : trompée, terrifiée par la peur de tout perdre …
Marc Fitoussi : Oui ! On m’a d’ailleurs fait remarquer que le plan final de Blue Jasmine ressemblait au plan final des Apparences. J’ai voulu mélanger les genres aussi parce que les différentes intrigues impliquaient de ne pas en avoir une approche uniforme, et pour aller là où j’avais envie d’aller, il était nécessaire de créer de la rupture et de naviguer entre plusieurs courants, chauds et froids.
Aux côtés de Karin Viard, il y a Benjamin Biolay et Laetitia Dosch. En termes de chaud-froid, c’est bien vu.
Marc Fitoussi : On m’a proposé plusieurs acteurs pour le rôle d’Henri, j’ai connu plusieurs déconvenues qui ont eu des conséquences sur le financement du film, ce que je ne cache pas. Une fois ces déconvenues essuyées, j’ai tout de suite évoqué le nom de Benjamin Biolay, parce qu’il fallait quelqu’un d’élégant et séduisant pour jouer Henri. Le cinéma français a tendance à toujours vouloir une ligne claire et je trouve qu’on manque parfois d’imagination en matière de castings, qu’on enferme trop souvent un acteur dans un emploi. Et en ce qui nous concerne, nous metteurs en scène, dès qu’on fait un film qui mélange les genres, ça met tout le monde en panique, parce qu’on devient inclassable, et c’est compliqué avec les commissions de financement, puis avec la distribution qui préfèrerait que le film porte une étiquette plus simple. J’ai plutôt tendance à avoir envie de faire tout ce qu’il ne faut pas faire et me plier aux exigences d’un marché ne m’intéresse pas. Ce film, Les Apparences, pour moi, c’est un portrait de femme plus qu’un portrait de couple, et il était important que l’acteur qui joue Henri comprenne bien que la vedette, c’est Ève. On m’a fait finalement confiance pour Benjamin Biolay, la critique avait salué la performance dans Chambre 212 d’Honoré et le courant passait hyper bien avec Karin. Ce couple, inédit à l’écran, m’a fait quelque chose d’électrique. Pourtant, et ce malgré le casting, c’est un film qui a été compliqué à financer. Le sujet a lui aussi posé problème, parce qu’on pense à tort que les « problèmes de riches » ne vont pas intéresser le grand public. Ça a été en tout cas le discours de certaines chaînes de télévision qui n’ont pas trouvé le film assez social ou connecté aux préoccupations actuelles. Le truc c’est que si on se met tous à faire Les Invisibles de Louis-Julien Petit, ça va devenir fâcheux. Dans mes films, je traite toujours de problématiques sociales, frontalement ou l’air de rien. On m’a reproché par exemple d’avoir parlé des nantis dans La Ritournelle plutôt que d’agriculteurs en difficultés. Je trouve que c’est un faux-procès, il y a des films qui traitent remarquablement bien de ce sujet, les enjeux du mien étaient ailleurs, même s’il dit des choses en filigrane de la lutte des classes. A Vienne, il y a bien une communauté d’expatriés français qui se retrouvent dans des boulangeries chics où ils échangent sur la qualité de la baguette du jour, c’est une réalité, même si elle nous paraît folle. Ce milieu des expatriés, je l’ai connu via les voyages que j’ai fait à l’étranger pour mes films, des gens qui se gargarisent de culture française et vivent en vase-clos. On a tendance à vouloir les fuir quand on est sur place. Le personnage que joue Lætitia Dosch ne vient pas du tout de ce milieu-là, et je crois que ce qui plait à Henri dont elle est la maitresse, c’est qu’elle le soustrait à son milieu qui a quelque chose de totalement verrouillé. Je trouvais que ce personnage était intéressant vis-à-vis de celui d’Ève qui, elle, a très peur d’être éjectée de son rang, et on comprend sans peine ce qu’Henri trouve à Tina : elle n’est pas sa femme.
Pourquoi Vienne justement alors que l’action du roman dont vous faites l’adaptation se passe à Stockholm ?
Marc Fitoussi : Pour deux choses. La première, c’est que par rapport au métier d’Henri, chef d’orchestre, c’était cohérent. On peut aisément imaginer un chef d’orchestre français s’installer à Vienne pour y travailler, et pour une femme comme Ève, ça représente le haut de la pyramide, c’est le jackpot. La deuxième, c’est que ça me permettait un fond critique. J’y suis allé davantage vis-à-vis du personnage de Jonas, joué par Lucas Englander, qui est un jeune autrichien romantique épris de culture française qui va stalker Ève qu’il rencontre dans un bar. Je pouvais faire ça, vis-à-vis du passé autrichien comme de la politique actuelle en Autriche : m’autoriser à être un peu sévère avec ce pays à travers ce personnage. Jonas joue un rôle important dans l’histoire puisqu’il l’a fait dérailler encore plus qu’elle ne déraille déjà. Ça ne me suffisait pas de faire le portrait d’une femme amoureuse et trahie par son mari. Dois-je divorcer ? A qui dois-je en parler ? Très peu pour moi, merci. Cette histoire parallèle avec Jonas me permettait de déjouer la trajectoire du film et du personnage d’Ève. Ève est seule dans les démarches qu’elle entreprend, que cela concerne son mari ou le jeune Jonas dont elle n’arrive pas à se débarrasser mais dont elle ne peut pas parler à son entourage. A la fois, elle agit, mais elle est aussi prise de court et panique quand les choses ne se déroulent pas selon ses plans. Et en plus, elle est tenue au secret. Ça rendait le personnage beaucoup plus intéressant, et c’est une dimension qui était absente du roman.
Et Freud alors ?
Marc Fitoussi : Freud, bien sûr. Il y a quelque chose de tordu à Vienne, et je trouve que le titre du film lui va bien aussi. C’est une ville en apparence ultra-bourgeoise qui cache sa misère de manière parfois odieuse. On y croise des types chics aux lectures saines qui chez eux se masturbent dans un foulard subtilisé à une inconnue dans un café (rires). Derrière le vernis, il y a les perversions et l’impolitesse. C’est le cas aussi chez Chabrol ou chez Haneke. Chabrol, pour ce film, j’y ai forcément pensé, parce qu’il a su croquer le notable de province comme personne. Mais je trouvais qu’installer l’action en province aurait eu quelque chose de désuet. Vienne se prêtait davantage aux jeux troubles et voyeuristes de ce genre de grande bourgeoisie française qu’on retrouve aujourd’hui plutôt du côté des expats qu’en province.
Un dernier mot sur la musique, qui rappelle par endroits celle de Bernard Herrmann pour Hitchcock …
Marc Fitoussi : J’ai travaillé avec Bertrand Burgalat, et là encore, bonne pioche, puisque c’était une rencontre formidable. A l’écriture et au tournage, on a utilisé des musiques témoins, des musiques de films préexistantes, il y avait aussi un morceau important de Stravinsky qui revenait souvent. On s’éclatait avec les musiques qu’on avait alors je me suis renseigné sur le coût des droits sans mesurer l’ampleur du truc. Il y avait certains morceaux de composteurs italiens que je pensais pas chers, parce qu’il s’agissait d’artistes moins côtés que Morricone par exemple, et là, je suis tombé de ma chaise ! Faire appel à un compositeur était davantage dans nos moyens. A ce moment-là, on est en fin de montage, et il faut réinventer toute l’orchestration. La chose dont j’étais sûr, c’est qu’il fallait pour ce film ce type de musique-là. Ça annonçait la couleur. Dès le générique d’ouverture, Vienne est présentée comme une ville plus oppressante que romantique, on est loin de la carte postale amusante. Je voulais qu’on sente d’office la menace, et elle devait s’incarner aussi à travers la musique. Burgalat a découvert le film en salle de montage donc, avec les musiques témoins, et le travail qu’il a fait est très impressionnant, parce que l’exercice de style n’est clairement pas évident, surtout avec le micro-budget dont il a disposé.
Les Apparences, avec Karin Viard, Benjamin Biolay, Laetitia Dosch … Durée : 1H50. En salles le 23 septembre 2020. FRANCE.