Entretien avec Isabelle Giordano, directrice générale d’Unifrance :
« Il faut que l’exception culturelle ne devienne pas quelque chose qui nous exclut du monde »
Cela fait 4 ans qu’Isabelle Giordano dirige la maison Unifrance sous la houlette du président Jean-Paul Salomé. La présence du cinéma français à l’international, au Festival de Cannes, les évolutions réglementaires du secteur, les nouveaux acteurs, Isabelle Giordano dresse pour FrenchMania un bilan en plusieurs étapes.
Le printemps, c’est souvent l’heure des bilans pour le cinéma français après les résultats annuels 2016, la saison des prix et les annonces des programmations cannoises. Dans quel état d’esprit êtes-vous à l’ouverture du Festival ?
Cannes, c’est LE grand rendez-vous. C’est indispensable pour n’importe quel professionnel du cinéma français. En rigolant, je dis souvent que c’est notre « Salon de l’agriculture » ! C’est le plus grand festival au monde, d’un point de vue artistique, mais aussi économique puisque c’est un gros marché stratégique. Il est crucial, surtout dans une période comme celle-ci où on vit toutes sortes de bouleversements : technologiques, conjoncturels, concurrentiels, l’arrivée des plateformes… On est vraiment à un moment charnière de l’histoire du cinéma qui concerne le cinéma français, et le cinéma francophone qui doit s’imposer dans un contexte de plus en plus compétitif. La bagarre est lancée, elle est de plus en plus difficile.
Comment la menez-vous cette bagarre ?
Avec détermination, conviction, passion. Quand on est, comme nous à Unifrance, chargé de défendre le cinéma français, on défend bien souvent le cinéma francophone. On est animé d’une passion pour un cinéma unique, qui n’est pas seulement une alternative au cinéma hollywoodien mais qui est surtout un cinéma humaniste, plein d’intelligence et de sensibilité. C’est souvent comme cela qu’on voit le cinéma français. Avec Unifrance, nous avons réalisé une grande étude avec Opinion Way sur l’image du cinéma français. Suite à une enquête menée dans 14 pays, tout le monde nous dit la même chose : pour eux le cinéma français est synonyme de cœur, d’humanité, d’histoires singulières. On a une façon pas comme les autres de raconter les histoires. Une minorité signale un côté un peu bavard, un peu rébarbatif ou trop intellectuel mais ce qui revient le plus, c’est la beauté et l’humanisme. En tant qu’ambassadeur du cinéma français, nous ne pouvons qu’être fiers. Ce qui est le plus important, c’est que notre cinéma est vu comme porteur de valeurs, et ce que j’aime à Unifrance n’est pas tant d’exporter des films que des idées. Je le dis après une bagarre présidentielle qui s’est jouée sur les valeurs, mais il faut se battre surtout pour imposer pas seulement une langue mais des valeurs.
Le sujet de l’année à Cannes, c’est l’arrivée des plateformes et des bouleversements qui vont avec. Comment Unifrance fait valoir son point de vue sur ce sujet ?
On n’a non seulement un point de vue, mais surtout des actions. Notre but est d’augmenter la visibilité du cinéma français partout dans le monde et pas seulement dans les salles de cinéma. Egalement sur les plateformes. On essaie de dialoguer, de proposer, d’être proactif. Ce n’est pas toujours simple notamment avec Netflix qui a une manière bien particulière de fonctionner. On a plusieurs fois proposé des thématiques, des « french corners », des contenus propres, mais c’est compliqué. Avec Amazon, le dialogue est différent, et puis il y a plein d’autres plateformes, pas seulement ces deux-là. Nous développons des collaborations, des partenariats, un festival en ligne pour lequel on travaille en bonne entente avec Google Play, Itunes et Mubi. Depuis que je suis arrivée, ma priorité est de faire passer le cinéma français à l’ère du numérique.
Et dans ce contexte la chronologie des médias à la française, c’est un obstacle ou une protection ?
Les deux mon général (rires) ! Il faut surtout avoir une réflexion collective sans que personne ne se sente lésé, qu’il y ait une vraie protection des auteurs, mais il faut bien sûr que l’exception culturelle ne devienne pas quelque chose qui nous exclut du monde. Il faut préserver notre diversité culturelle mais on a parfois l’impression qu’on est le dernier village gaulois face au reste du monde, qui lui fonctionne autrement. Il y a une réflexion collective à avoir et des discussions à mener, entre nous, avec l’international et les grandes plateformes. On voit bien que Netflix peut être gêné qu’en France un film ne puisse être accessible que selon cette chronologie. C’est dommage. Netflix ou Amazon sont des diffuseurs de cinéma français. Ce n’est pas la salle de cinéma mais, il ne faut pas oublier, pour prendre quelques exemples, que L’Ascension ou Divines sont des films qui ont été vus par des millions de personnes dans le monde entier via ces plateformes. Après je ne suis pas naïve et je vois bien comment ça fonctionne : on n’a pas toujours la capacité de repérer ces films. Comment sont-ils mis en avant ? Quelle promotion est faite ? Ce sont des sujets sur lesquels on a très envie de travailler.
Les séries françaises sont devenues également des moteurs de croissance de l’audiovisuel français à l’étranger. Sont-elles entrées dans le giron d’Unifrance ?
Je pense que c’est fait d’une certaine manière. Quand on voyage et que je parle de Mathieu Kassovitz ou de Cécile de France, j’évoque forcément Le Bureau des légendes ou The Young Pope. Pour moi, il n’y a encore que nous, Français, qui mettons des barrières. Les étrangers voient la production audiovisuelle française, le savoir-faire, les excellents chefs opérateurs, les réalisateurs … Aujourd’hui, faire la promotion du cinéma français c’est faire la promotion des acteurs, des réalisateurs, qu’ils travaillent sur des films ou des séries. Bien sûr TVFI (Ndlr : TV France International, qui promeut les programmes télé français dans le monde, les co-productions…) joue un rôle très précis mais je pense qu’il faut voir les choses de manière globale, réfléchir un peu au rythme du monde, des avancées et évolutions de celui-ci. Pour ma part, je vois énormément de talents du cinéma dans les séries télé, c’est une très bonne nouvelle ! En raisonnant à 360 degrés, ce qui est mon mode de fonctionnement, je pense qu’Unifrance a également envie d’être un laboratoire pour la VR qui est aussi une nouvelle forme de cinéma. Je suis chargée d’une mission sur l’export des industries culturelles et créatives et je pense qu’il faut beaucoup plus fédérer toute l’économie créative, comme l’appelle les Anglais ou les Coréens, pour « chasser en meute » : cinéma, série télés, musique, à la limite la mode et la gastronomie. Ma stratégie est claire et précise : je crois que comme la « french tech », il faut réussir la « french touch » de la créativité. On a de véritables trésors nationaux dans tous les secteurs de la créativité.
Emmanuel Macron dans son programme insistait beaucoup sur la francophonie mais également sur l’idée de fédérer les industries créatives françaises …
C’est une réflexion que j’ai eue avec des personnes de l’équipe de Macron mais également avec des gens qui sont passés par Unifrance. C’est une question de bon sens quand on connaît le terrain : on a un potentiel qu’il faut encore optimiser. Il y a encore des choses à faire en terme de fédération des secteurs de l’industrie créative. Ce n’est pas forcément la création d’une structure nouvelle mais plus l’idée de trouver une manière de travailler ensemble, d’imaginer des événements en commun. Mais c’est un peu l’histoire de Monsieur Jourdain et la prose ! Quand on va à New York, on montre des films mais également des épisodes de séries, on invite des DJ de la French Touch et on touche un nouveau public. On va le faire au Japon avec Vianney (Ndlr : chanteur de variétés) qui va nous accompagner. Je crois beaucoup à un système synergique pour être impactant.
Propos recueillis par Ava Cahen et Franck Finance-Madureira