A découvrir depuis le 30 juin en salles, De l’or pour les chiens, auréolé du label Semaine de la Critique 2020, est un premier film hors-norme : d’abord, il fait le portrait d’une jeune fille vraie, entière, comme on en voit rarement au cinéma, une adolescente pleine de grâce, ensuite, il confirme l’immense talent de la réalisatrice Anna Cazenave Cambet, dont le court métrage Gabber Lover (Queer Palm du métrage en 2016 à Cannes) nous avait déjà tapé dans l’œil, enfin, il révèle une comédienne fascinante,Tallulah Cassavetti. Deux étoiles sont nées. FrenchMania les a rencontrées.
Anna, quelle était votre envie de départ ?
Anna Cazenave Cambet : Faire un film en forme de portrait, un portrait de très jeune femme, et parler de sexualité autrement, pas comme on en parle en tout cas dans les teen-movies qu’on a toutes et tous vus ado. Je voulais poser la question de ce qu’est le “coming of age” aujourd’hui et de la manière dont on peut s’emparer de ce genre quand on est une jeune réalisatrice. J’ai écrit le personnage d’Esther en me disant au départ qu’elle allait être hyper sexuée, pas parce qu’elle se définit comme telle, mais parce qu’elle croit que c’est comme ça qu’il faut se comporter dans cette société. Je suis de la première génération qui a grandi avec MTV, avec Britney Spears en string dans ses clips et Christina Aguilera dénudée sur un ring. Ce n’est pas rien, ça imprime de manière consciente ou pas l’imaginaire, ça peut laisser entendre à une jeune fille que c’est ça être désirable, et je dis ça sans émettre de discours moral. C’est à toute une structure, une chapelle de pensée qu’on se confronte. Dans le film, le personnage d’Esther est doué d’amour, je veux dire qu’elle a un don pour ça, c’est une déesse de l’amour. Je ne suis pas chrétienne, mais j’ai eu l’impression que ces deux espaces, la foi et l’amour, se frôlaient, et j’ai eu envie de les faire correspondre. Ce n’est pas un récit d’apprentissage conventionnel. J’ai préféré déconstruire les choses, porter sur cette jeune fille un autre regard, m’échapper du chemin habituel où la jeune fille rencontre un homme plus âgé par exemple, ça ne m’intéressait pas. Là, elle trouve refuge dans un couvent, auprès d’autres femmes qui sont vêtues de la tête aux pieds et qui vivent toutes un amour avec Dieu, un amour qu’elles ne peuvent pas consommer.
Le film redéfinit presque totalement ce concept que vous évoquez de “coming of age” ou de récit d’apprentissage en parlant d’une génération qui, via les images, la télé, le porno, a découvert la sexualité avant de la vivre…
Tallulah Cassavetti : D’habitude, dans ce genre de film, la première scène est rarement une scène de sexe. Souvent, l’héroïne se dévoile petit à petit. Ici, c’est par là qu’on commence, en action, nu, dans le sable, et c’est après qu’on découvre Esther, mais plus de l’intérieur, ce qu’elle est, ce qu’elle ressent, ce pour quoi elle vibre. Dans son parcours, elle se déleste d’un certains nombre de poids finalement, comme par exemple les attentes des autres, qui l’enchaînent au départ.
Anna Cazenave Cambet : Oui, au début du film, Esther fait des listes, des listes de tout, de ses envies, de ses souvenirs, des endroits où elle à fait l’amour avec Jean, son amoureux. Elle coche les cases des trucs qu’elle pense devoir faire dans son joli carnet, pas forcément parce que ça lui plait, mais parce qu’elle pense qu’il faut faire comme ça. C’est une pression qu’elle se met elle-même sur les épaules.
Tallulah Cassavetti : Le regard des autres sur elle est aussi très dur. C’était hyper cru pour moi de lire cette liste à haute voix, alors qu’en fait pour Esther, c’est comme tout le reste, presque comme une liste de courses. Pour Esther, le sexe est une des seules manières d’interagir avec les autres, de se connecter à quelqu’un, donc elle se raccroche à ça.
Anna Cazenave Cambet : L’un des sujets du film, c’est aussi le corps comme un outil, comment on peut utiliser ce corps de plusieurs manières, la sexualité étant un des outils possibles.
Tallulah, à quel endroit ce personnage vous a-t-il touchée ?
Tallulah Cassavetti : Je sais qu’au début c’était difficile parce qu’on ne se ressemble pas du tout. On a eu pas mal de discussions avec Anna à propos d’Esther parce que je ne la comprenais pas, j’avais du mal à comprendre sa trajectoire. Je suis Parisienne, j’ai toujours appris à me méfier des gens. Je ne sais pas si je suis plus mûre qu’Esther, mais une chose est sûre, c’est qu’elle est plus forte que moi. Parce que se donner comme ça, ça demande, à mon avis, beaucoup de force, et je ne m’en sens pas capable.
Anna, comment avez-vous abordé les aspects sensuel et sexuel du personnage d’Esther ?
Anna Cazenave Cambet : Pendant mes études de cinéma, je n’ai jamais tourné de scènes de sexe parce que je pensais que c’était une telle mise en danger pour les comédiens que ça n’avait pas lieu d’être dans les conditions qu’on nous donnait, que cela allait être mal fait ou d’une façon violente, quoi qu’on en dise. J’ai toujours voulu travailler sur la sexualité, j’ai toujours tourné autour de mon sujet dans mes précédents travaux. Ce film s’est construit sur le dialogue. Il y a eu énormément de discussions sur le consentement. C’est le sujet du film mais c’est aussi le sujet de notre travail et c’était important pour moi sachant ce que j’allais demander à une actrice, et à une jeune actrice débutante qui plus est. Il faut que, maintenant, en 2021, on arrête avec l’hypocrisie qui consiste à dire que les acteurs et les actrices font tout en pleine conscience et en plein consentement : ce n’est pas vrai ! Un metteur en scène, c’est aussi un manipulateur et, quand il crée un lien d’intimité avec son comédien, il peut l’amener à lui faire des choses qui sont en dehors de son consentement. En tant que réalisateur, on peut être dangereux sans en avoir conscience. Avec Tallulah, pour elle mais aussi pour moi, je voulais qu’on soit aligné jusqu’au bout sur le fait qu’on était Ok avec ce qu’on était en train de faire, et que dans 10 ans on serait toujours Ok avec ça, que je n’allais pas lui faire faire des choses qu’elle pourraient un jour regretter. On a fait des listes, notamment pour la première scène, avec le comédien (Corentin Fila, NDLR) qui a été surpris que je le fasse mais qui a complètement compris la démarche in fine. On a fait des listes très détaillées des deux côtés : tu peux toucher telle partie du corps, pas telle autre, etc. Et on a relu ces listes juste avant le tournage de la séquence. Une fois qu’on s’était mis d’accord, j’estimais que je n’avais pas le droit de leur demander autre chose, qu’on allait tourner ce qu’on avait décidé qu’on tournerait et que, même dans l’émotion, je ne leur demanderai rien d’autre. C’était très important pour moi, et c’est en lien avec le film. Bien sûr que le consentement c’est complexe mais ce n’est pas flou !
Est-ce que vous avez l’impression que cette démarche qui est la vôtre est suivie par d’autres, qu’elle pourrait devenir la norme ?
Anna Cazenave Cambet : Pour l’instant, on est encore et très vite taxé de “moralité” et ça m’inquiète un peu parce que cela ressemble juste à une excuse pour continuer à faire des films un peu beauf avec des mecs qui ont tous un avis très précis et péremptoire sur la sexualité des nanas. On peut avoir besoin d’aide sur le plateau de la part de quelqu’un qui est hors de l’affect du tournage en lui-même. Dans la vie un boulanger ne dira jamais à son employé qu’il le préfère en string ! Personne ne fait ça donc pourquoi on considère que les comédiens sont de la matière qui appartient aux réalisateurs ?
Tallulah Cassavetti : Sur les tournages américains, il y a un “gardien” de l’éthique sur le plateau qui n’intervient que pour ces sujets. Et d’un point de vue pratique, savoir exactement ce qu’on peut faire, ce qu’on doit faire et comment on doit le faire, pour une comédienne, cela libère aussi, cela donne un plus grand espace pour travailler. Cette scène de sexe, si on ne l’avait pas appréhendée comme on l’a fait, elle aurait été compliquée à vivre pour moi. Là, c’était “désexualisé”, c’était “comment Esther et Jean font l’amour”, c’était du jeu.
Anna Cazenave Cambet : Et je ne me suis jamais permise de les amener à parler de leur propre sexualité. J’ai passé 4 ans dans une école de cinéma où on ne nous a jamais parlé d’éthique, de ce que c’était de faire jouer des rôles à des personnes en chair et en os, ce n’est pas anodin. Quand on engage le corps, on engage toujours un peu plus. Cela me passionne et je viens d’arriver, je suis toute petite, mais j’espère pouvoir évoquer ces questionnements avec des hommes et des femmes dans ce métier. La position du metteur en scène est si particulière sur un plateau qu’il faut s’interroger. Et, une fois de plus, je ne me situe pas sur le champ de la morale, la morale ne m’intéresse pas dans la sexualité. On parle de conditions de tournage et de regard ici.
Ce n’est d’ailleurs pas anodin que les deux grandes lignes qui traversent ce portrait soient la sexualité et la foi…
Anna Cazenave Cambet : Oui mais ça se touche. Pour écrire, je suis partie en retraite dans un monastère ce que je n’avais jamais fait. Il y a chez les sœurs un rapport tellement érotique à Dieu, elles l’attendent, lui parlent avant de dormir et tous les textes parlent de leurs corps qu’elles préservent pour lui…Tout ça est très sexuel. C’était intéressant d’amener le personnage d’Esther qui donne tout à tout le monde vers celles qui ont tout retiré à tout le monde.
Il y a une séquence incroyable dans le film, le monologue d’une jeune sœur qui a fait vœu de silence au monastère et qui se confie à Esther. Comment est venue cette idée ?
Anna Cazenave Cambet : Cette scène est venue presque au tout début du processus d’écriture. J’imaginais que cela faisait 3 ans qu’elle répétait ce texte dans sa cellule, qu’elle le mémorisait, qu’elle le connaissait par cœur, qu’il s’était écrit en elle, d’où le côté très littéraire du texte. Ce sont des premiers mots, la première fois qu’Esther entend le son de la voix de Sœur Lætitia (jouée par Ana Neborac, NDLR), et ce sont aussi les derniers. Esther permet à cette sœur de se confesser.