Une comédie poétique et politique sur le « vivre ensemble » ? C’est le programme de Viens je t’emmène, le nouveau long métrage d’Alain Guiraudie. Ce titre à la fois impératif et accueillant résume les contradictions de l’époque qui sont au cœur de ce film en forme de portrait de groupe drôle, provocant et d’une belle humanité. A Clermont-Ferrand, alors que les médias sont en boucle sur l’attentat qui a touché la ville, Médéric (Jean-Charles Clichet), informaticien entre deux jobs, tombe amoureux d’Isadora, une prostituée (Noémie Lvovsky) au mari jaloux et tente d’aider Sélim (Iliès Kadri), un jeune arabe sans abri. Entre jalousies et quiproquos, fantasmes de « grand remplacement », peurs des jeunes à capuche et paranoïa entretenue par les chaînes en continu, c’est tout le voisinage de Médéric qui va être entraîné dans un bouillonnement éminemment politique. FrenchMania a échangé avec Alain Guiraudie au sujet de ce film qui prouve, une fois de plus, la liberté folle de son cinéma.
Il y a dans Viens je t’emmène une phrase de Médéric, à la fois simple et marquante, qui pourrait résumer le propos principal du film : « Tout le monde s’énerve, plus personne se parle, on va en crever de ça ! ». Est-ce que c’est un film sur le dialogue rompu ?
Alain Guiraudie : Je ne sais pas si c’est un film sur le dialogue rompu mais en tout cas, c’est évoqué et très présent. Je me suis dit que je faisais un état des lieux du moment. Je parle de l’époque et oui, je pense que le dialogue est rompu dans pas mal d’endroits mais qu’il suffirait parfois de pas grand-chose pour le rétablir. Je dis ça parce que le film se termine sur une note plutôt positive mais j’ai conscience que vivre ensemble, cela devient plutôt compliqué. Au cinéma, on a du mal à embrasser les enjeux politiques et sociaux du moment ou alors de façon journalistique ou sociologique. Pour moi, souvent, cela manque de fiction donc j’ai essayé de relier tout cela à des films qui m’ont fait aimer le cinéma. On lorgne, pour ce qui est de la comédie d’immeuble du côté du Almodovar des débuts qui est très « italien » mais j’aime bien aussi citer La Règle du jeu qui est sur une forme mineure, celle du vaudeville en pavillon de chasse. C’était important pour moi de revenir à une forme légère tout en côtoyant le drame.
L’idée de l’immeuble et des voisins permet de faire dialoguer, d’entretenir les échanges et de constater à quel point la peur gouverne…
Oui, parce que finalement les voisins, cela reste un peu l’entourage qu’on n’a pas choisi surtout dans de l’habitat un peu populaire. Le boulot aussi sauf quand on est réalisateur ! Et la famille parfois. Pour ce qui est des peurs, avec les attentats, la peur du musulman est vraiment revenue et il y a aussi des peurs savamment orchestrées… Mais l’idée était aussi de parler de peurs qu’on arrive à dépasser et d’évoquer la paranoïa qui est un vrai ressort comique. C’était important pour moi de faire ce film en partant du drame et en accompagnant le tragique de légèreté et d’humour pour entrevoir d’autres rapports sociaux, d’autres fraternités, d’autres façons de vivre qui peuvent avoir l’air improbable mais possible. Et j’ai cherché à mettre en avant ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous sépare.
Avec une galerie de personnages qui composent des strates un peu anachroniques : le geek, la pute au grand cœur, les jeunes de quartier, il y a une volonté de faire que les époques s’entrechoquent ?
Isadora et Gérard (son mari, NDLR) représentent pour moi la France des années 70, d’ailleurs c’est un mode de prostitution qui ne doit plus beaucoup exister ! Dans le film, il y a la France d’avant, d’aujourd’hui et de demain. Je parle aussi de mon époque à moi, Isadora et Gérard viennent de l’époque de mon adolescence qui m’a formé affectivement, politiquement. Dans mes films, il y a toujours un côté « comment faire du neuf avec du vieux ? » avec une certaine nostalgie. Et Vercingétorix c’est aussi un vieux mythe, très présent à Clermont-Ferrand.
Et pourquoi avoir choisi de situer l’action à Clermont-Ferrand ?
Parce que j’avais envie d’être à Clermont, qui est une ville que j’aime beaucoup, à la fois froide et sombre mais très chaleureuse. J’aime les gens de Clermont et toutes les strates urbaines : la place de Jaude, les rues tortueuses du centre, les grands axes en périphérie avec une architecture stalinienne, ce viaduc qui conduit à la grande barre où sont les jeunes à capuche… J’avais très envie de filmer tout ça.
C’était important pour vous de mettre en scène des personnes d’origine maghrébine et d’évoquer le racisme ?
Je ne pensais pas que ce film sortirait en pleine campagne électorale mais, effectivement, il me semble que c’est bien d’intégrer les personnes issues de l’immigration dans le cinéma, de parler des arabes ou des musulmans, de les intégrer et de chercher à déconstruire les archétypes. Cela fait des années qu’on entend parler du grand cauchemar de certains Français, ce « grand remplacement ». Le cauchemar de Médéric dans le film est une réponse directe à cela, c’est aussi une réponse au « Soumission » de Houellebecq. C’est un des enjeux majeurs du film mais cela aurait été plus compliqué si on n’était pas dans un ton de comédie. Grâce à l’humour on peut évoquer des sujets sur lesquels on a plutôt tendance à s’écharper. Le cinéma permet plus de digressions, de contournement et de décalage que le militantisme qui se doit toujours d’être un peu moins nuancé et schématique, ce que je comprends. Si nous on ne se le permet pas, qui pourra déboucher les horizons ? On fait aussi du cinéma pour ne pas rester empêtré dans la réalité des choses. Avec ce film-là, j’ai enfin compris la dimension subversive de l’humour.
Réalisé par Alain Guiraudie, écrit par Alain Guiraudie et Laurent Lunetta, avec Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky, Iliès Kadra, Renaud Rutte, Doria Tillier… 1h40 – France – En salles le 2 mars 2022 – Les Films du Losange