Super-héroïne du quotidien
Conçu comme un film d’action, et porté par une Laure Calamy phénoménale, le nouvel opus d’Eric Gravel dresse le portrait haletant d’une mère célibataire au bord de l’implosion…
« Je dois filer ». L’excuse confuse que toutes les femmes débordées, pressées, aculées, ont formulée un jour, prend un relief singulier dans la bouche de Julie alors qu’elle quitte la nounou de ses enfants et s’élance dans l’aube frileuse pour attraper son train. A plein temps vient à peine de commencer et Julie, mère célibattante, est déjà en train de courir. Condamnée à vivre dans un présent usant, répétitif et chronométré, qui lui permet tout juste d’assurer son lendemain ; fragilisée par une grève des transports, un job sous-qualifié et un ex injoignable qui « oublie » de payer sa pension alimentaire. Chronique d’un chaos ordinaire ? Oui ! Mais portrait, aussi, d’une femme qui ne lâche rien.
Raison pour laquelle Eric Gravel nous la présente, d’emblée, telle l’héroïne d’un film d’action engagée dans une course contre la montre. Nul hasard si son récit démarre sur le sommeil profond de Julie, brusquement écourté par la sonnerie violente de son réveil ! A première vue, le deuxième opus de l’auteur-réalisateur du remarqué Crash Test Aglaé adopte bel et bien l’allure d’un thriller, rythmé par la composition électro, dûment oppressante, d’Irène Drésel. Attention, toutefois : un train peut en cacher un autre ! De fait, ce que nous raconte A plein temps, c’est d’abord et avant tout un combat, dans le sillon d’un Ken Loach survitaminé (si, si)…
Julie qui a été cadre et qui, après deux grossesses et une rupture avec le père de ses enfants, se retrouve femme de chambre dans un palace pour survivre ; Julie qui met des heures chaque jour pour rejoindre son travail ingrat, à la merci d’un patron intransigeant ; Julie qui mène une vie sans plaisir, exclusivement dédiée aux autres ; Julie qui vacille mais ne renonce jamais : comment ne pas voir à travers elle tous les invisibles que notre société broie continument, sauf lorsqu’une pandémie s’avise de les mettre (un peu) en lumière ?
De fait, le regard qu’Eric Gravel porte sur eux est à la fois éclairant et subtil. Ainsi, plutôt que d’opter pour un filmage sec et un montage heurté (comme le font certains réalisateurs soucieux d’attiser la tension de leur récit), il préfère capter son héroïne emblématique par l’entremise de travellings doux et fluides. Histoire de nous dire, en creux, qu’elle ne fait pas que courir, Julie, mais qu’elle se déplace aussi entre les espaces et les classes, tissant du lien quoi qu’il arrive, à mi-chemin de la débrouille et de la solidarité, ne serait-ce qu’au détour d’un covoiturage (grève oblige) ou d’une fête d’anniversaire (pour son fils et avec ses voisins).
L’élan est d’autant plus irrésistible que cette femme filante est incarnée par Laure Calamy, actrice sidérale et sidérante. Disons-le tout net : son interprétation au taquet, à la fois tendue, digne et lumineuse, est l’un des grands atouts de cette course folle. Elle a d’ailleurs été récompensée d’un prix à la dernière Mostra de Venise dans la section Orizzonti (son réalisateur itou, joli doublé !). On est contente pour elle, pour Julie… et pour toutes ses semblables, super-héroïnes du quotidien.
Réalisé par Eric Gravel, avec Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich. France – 1h28 – En salles le 16 mars 2022 – Haut et Court