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Festival de Cannes 2022 – journal de bord, épisode 3

par | 22 Mai 2022 | CINEMA, z - 2eme carre droite

Tout le monde aime Jeanne de Céline Devaux (Semaine de la Critique)

Sept fois par terre, huit fois debout

On a tous et toutes une petite voix dans la tête, qui nous parle au quotidien, pour nous encourager ou nous enfoncer. Dans Tout le monde aime Jeanne, son premier long alternant prises de vue réelles et animation, Céline Devaux en fait un personnage à part entière. La réalisatrice des courts animés multi-primés Gros Chagrin et Le Repas Dominical met en scène un petit fantôme chevelu, incarnation de la voix intérieure de Jeanne, l’héroïne interprétée par Blanche Gardin. « T’es nulle, tu vas fumer une clope là ? Tu sais que ça file le cancer de la gorge ? » martèle la petite voix en off dans l’hilarante scène d’ouverture tandis que Jeanne marche dans la rue. Entrepreneuse écologiste au bord de la faillite et de la dépression, Jeanne décide de se rendre à Lisbonne pour vendre la maison de sa mère. Celle-ci s’est suicidée, et Jeanne est rongée par culpabilité – un sentiment sur lequel la petite voix prend un malin plaisir à appuyer. Son voyage va être pimenté par la rencontre inattendue de Jean, un ancien copain de lycée fantasque et indolent campé par Laurent Lafitte. Au début, c’est peu dire que Jeanne n’est pas enchantée par cette intrusion.  Mais au fur et à mesure que l’histoire avance, et que Jeanne se laisse approcher, Jean dévoile aussi ses aussi blessures cachées – c’est juste que la petite voix dans sa tête à lui, lui a appris à mieux les accepter… Si l’humour est la politesse du désespoir, voici un film très poli – et joli. Errance franco-lisboète faite de rencontres improbables et d’émotions inattendues, Tout le monde aime Jeanne parle du deuil et de la dépression avec un humour cash et cathartique. Son efficacité tient tant dans l’écriture de Devaux que dans l’interprétation sincère, drolatique et attendrissante de son duo – une évidence en rétrospective, connaissant leur passion similaire pour l’humour caustique et le sens du bon mot. Jeanne apprend – et nous raconte – que c’est okay d’être paumé, et qu’on n’est jamais à l’abri d’une connection humaine qui peut redonner à la vie des airs de comédie. Il suffit parfois d’écouter la voix dans notre tête aussi quand elle nous dit : « T’es la meilleure, vas-y ! » E.M.

Triangle of Sadness de Ruben Östlund (Compétition)

Östlund vomit l’humanité

Enfin des rires sur la croisette ! Cinq après sa palme d’or pour le grinçant The Square, satire du milieu de l’art contemporain et des intellectuels, le cinéaste suédois fait son grand retour en compétition avec Triangle of Sadness. Ici, il pousse encore plus loin la critique acerbe et nihiliste des fondements de notre société contemporaine et du capitalisme. Découpé en trois parties, comme les trois côtés d’un triangle, le film s’attaque à toute l’humanité sans exception, tout en suivant des ultra-riches influenceurs et industriels dans une croisière cauchemardesque. Dès l’ouverture flamboyante sur un casting dans une agence de mannequins où l’on apprend que les hommes gagnent moins que les femmes, le récit se joue du couple et des apparences, à travers Yaya (Charlbi Dean) et Carl (Harris Dickinson). Ils se retrouvent tous deux invités sur une croisière de luxe. Enfermés sur ce bateau avec des personnages tous plus immondes les uns que les autres, ils attendent le capitaine, un américain marxiste et alcoolique (Woody Harrelson) pour partager un dîner en sa présence. L’événement repoussé finit par avoir lieu un jour de tempête, la houle déclenchant un immense gag scatologique, ambiance La Grande Bouffe de Ferreri (émétophobes s’abstenir). Après cette séquence climax du film, quelques naufragés se retrouvent coincés sur une île pour un troisième chapitre plus métaphorique. La « dame qui nettoie les toilettes du bateau » devient la seule d’entre eux à savoir faire à manger ou allumer un feu. Elle va imposer sa dictature matriarcale aux fortunés devenus sans le sou et impuissants. Cette inversion satirique n’est pas sans rappeler le théâtre de Marivaux, notamment L’Île des esclaves, critique de son temps par les permutations de rôles entre femme/homme et maître/valet pour mieux dénoncer les inégalités. Triangle of Sadness enchaîne toutes ces farces grotesques sans temps mort, enrobé dans une mise en scène toujours maîtrisée et présenté ironiquement au sein du luxe cannois. On peut dire que Ruben Östlund est passé maître dans l’art de la provocation méchante et hilarante. Une deuxième palme ? D.L.

 

Holy Spider de Ali Abbasi (Compétition)

Seule contre tous

La ville de Mashhad en Iran, est en plein émoi. Tous les jours, les gros titres des journaux annoncent une nouvelle victime de l’Araignée, un tueur qui rôde dans la nuit et prend pour cible les prostituées. Sa méthode est méticuleusement mise en scène dans la glaçante scène d’introduction  : il se fait passer pour un client, les embarque sur sa moto jusqu’à chez lui, pour ensuite les étrangler avant de les abandonner terrain vague. Il appelle ensuite un journaliste local pour revendiquer son crime, qu’il justifie par sa volonté de « purifier la ville sainte » de ces femmes impures.  L’inaction des autorités locales, que ce « nettoyeur » semble arranger, va être remise en question par l’arrivée de Rahimi (Zar Amir-Ebrahimi), une journaliste déterminée à élucider le mystère. Dès qu’elle arrive dans le champ, avec son regard inébranlable et son insistance pour obtenir une chambre d’hôtel alors qu’elle n’est pas mariée, on sent qu’elle n’est pas du genre à laisser la culture patriarcale de son pays lui marcher sur les pieds. Après Border, primé à Un Certain Regard en 2018, le réalisateur Irano-Danois Ali Abbasi débarque en compétition avec un polar sombre et tendu inspiré de faits réels. À travers cette histoire de Jack l’Éventreur du Moyen-Orient, Abbassi raconte sans ambages un Iran des parias, celui des prostituées paumées fumeuses d’opium à la peau couverte de bleus par les clients. Il raconte la misogynie permanente à travers le parcours de son héroïne, et la déshumanisation des travailleuses du sexe, méprisées de leur vivant et jusqu’à leur mort par la justice et le reste de la société, y compris leurs propres familles (« elles n’ont eu que ce qu’elles méritaient »). Et le malaise est palpable face au soutien populaire que reçoit l’Araignée, père de famille et fondamentaliste fervent, dans la seconde partie qui raconte son procès (« il a fait son devoir, il n’a rien à se reprocher »). La démonstration efficace même si parfois trop appuyée, et le choix d’un narrateur omniscient qui en sait davantage que les personnages permet d’infuser efficacement le récit de tension tout du long. On se demande ce qu’en pensera Asghar Farhadi, qui est membre du jury cette année – en tout cas Zar Amir-Ebrahimi pourrait aisément décrocher le prix d’interprétation  E.M.

Goutte d’or de Clément Cogitore (Semaine de la Critique)

Le mage de Barbès 

Présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique, la projection de Goutte d’or, le deuxième long-métrage de Clément Cogitore (Ni le ciel ni la terre), fut marqué par l’émotion de la disparition du comédien algérien Ahmed Benaissa qui interprète le père de Karim Leklou. Un siège laissé vide dans la salle en son honneur, comme un malheureux mais étrange écho avec le film lui-même manœuvrant entre réalisme sociologique et mysticisme obscur. Également plasticien, metteur en scène et photographe, le cinéaste explore ici, la partie sombre du 18e arrondissement, le quartier de la Goutte d’or juxtaposée au métro Barbès-Rochechouart. De quasiment tous les plans, Karim Leklou, interprète Ramsès un médium-escroc arnaquant les âmes endeuillées, égarées dans leur tristesse. Ce business intelligemment rodé et fleurissant attise les jalousies des anciens voyants du quartier qui respectaient son père. En parallèle, une bande de très jeunes voyous, débarqués récemment en France, cherchent à survivre dans cette jungle locale. Après avoir perdu un des leurs, ils vont imaginer en lui un « mage qui voit les morts », étant étrangers à la manipulation organisée. Or, Ramsès va finalement être le réceptacle d’une véritable vision, du corps laissé mort du garçon recherché, dans une décharge près de Porte de la Chapelle. Cogitore capture l’essence de ce territoire géographique avant de faire progressivement glisser son histoire dans une nuit enveloppante et mystérieuse. Goutte d’or brouille les repères et s’enfonce dans un polar envoûtant de romanesque dont l’ésotérisme diffus submerge parfois les images vers une autre dimension. Parfois, le spectateur se retrouve aussi désorienté que le protagoniste, mais l’écriture nerveuse du réalisateur retrouve toujours son cheminement au sein de cette double lecture socio-mystique. Et le talent de tous les jeunes acteurs, ainsi que la confirmation que Karim Leklou est un singulier acteur au talent monstrueux, y participe indéniablement. D.L.

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