Je trouve ça très bourgeois de faire de la violence quelque chose de romantique. La violence, c’est effrayant, c’est moche, surtout quand on la connaît de près… – Nadav Lapid.
Dernier volet de la conversation entre les deux réalisateurs Nadav Lapid et Thierry de Peretti.
Part 3 – Les origines de la violence
Nadav Lapid : Entre les mouvances extrémistes, qu’elles soient corses, israéliennes, palestiniennes, il y a toujours des points communs, comme par exemple le sentiment lié à une forme de regain d’identité, de fierté, d’utilité même. Mais le cas israélien est particulier car ce qui rend pour moi l’occupation israélienne si obscène, c’est que les Israéliens sont peut-être les seuls occupants au monde qui se voient comme les victimes. On peut justifier ça en disant que c’est un pays “post-trauma”, mais ça ne console pas. Ce que j’ai senti dans Une Vie violente, c’est que le passage à la violence annihile tous les mots. Ce passage nous laisse sonnés. Je trouve ça très bourgeois de faire de la violence quelque chose de romantique. La violence, c’est effrayant, c’est moche, surtout quand on la connaît de près…
Thierry de Peretti : Oui, c’est comme une maladie. C’est pour ça que je te demandais comment tu avais vécu ton arrivée à Paris. Parce que pour ma part, j’ai mis beaucoup de temps à cerner la violence qui pouvait me hanter. Il ne faut pas tomber sous son influence, qui peut paraître à certains séduisante. Le film a été compliqué pour moi vis-à-vis des séquences violentes, c’était difficile de les mettre en scène, ça me posait un vrai problème, éthique. Ce n’est pas des choses que j’aime me voir faire.
Nadav Lapid : Parler de la vraie violence sans la connaître, je trouve ça bizarre. Toi, tu l’as appréhendée. Tu as vu les flingues, entendu les coups de feu, vu les morts, et cætera.
Thierry de Peretti : C’est sûr… L’expérience est bien quelque part en effet. Encore que, tu peux avoir fait l’expérience de la violence sans être capable de l’exprimer, de la projeter. Ce qui est particulier avec le cinéma, c’est que l’expérience devient commune. Si on on n’a pas une expérience commune à partager, pour moi, ça ne sert à rien. Faut pas chercher à faire vrai ou à imiter le vrai. En Corse, l’expérience de la violence est partagée, vécue de manière différente par chacun, mais partagée. Tout le monde a les mêmes cauchemars, quelques images bien précises habitent les têtes. Tu sais que si tu les mets en scène, ça va forcément produire quelque chose.
Nadav Lapid : Comment le film a-t-il été reçu en Corse ?
Thierry de Perreti : Plutôt bien. J’ai l’impression que les gens ont eu envie de le voir. J’ai lu et entendu des retours merveilleux. Mais je crois que tout ça est aussi passé par les larmes. C’était important pour moi, quand j’ai présenté le film en Corse, que les gens ne se sentent pas accablés. Le film, forcément, n’est pas perçu de la même manière par le public corse. Ça ne touche pas aux mêmes endroits, ça ne produit pas les mêmes images, vraiment, je l’ai mesuré. C’était important pour moi donc de ne pas accabler les spectateurs corses, malgré la rudesse de ce qui est raconté et filmé. Je ne voulais maltraiter personne.
Nadav Lapid : Ce dont ton film parle aussi, c’est de ces personnes qui sont à l’affût d’un moment, d’une occasion. Et aujourd’hui, on repense à ces occasions qui auraient pu se transformer, mais qui ont raté.
Thierry de Peretti : Oui parce qu’en fait, le film parle d’un moment où le personnage passe par la lutte armée et la politique, mais en réalité, d’un point de vue strictement corse, le film parle d’une période bien précise qui a fait beaucoup de dégâts, beaucoup de morts. C’est lié au politique, à la voyoucratie, à plein de choses. Mais c’était surtout une période extrêmement traumatique parce que les tueurs étaient là, on les voyait. Le mec qui a tué ton frère, il sort avec ta cousine, tu vois le genre. Donc c’est un moment difficilement racontable, ça ne passe pas que par le politique. Le film est le foyer de tout ça, je pense. Mon projet n’était pas que politique, et je ne voulais pas raconter un moment de l’histoire nationaliste, mais je me situais plutôt à l’endroit du trauma, de tous ces meurtres, à ce moment de la lutte armée où tout a dérivé.
Mon projet n’était pas que politique, et je ne voulais pas raconter un moment de l’histoire nationaliste, mais je me situais plutôt à l’endroit du trauma, de tous ces meurtres, à ce moment de la lutte armée où tout a dérivé. – Thierry de Peretti.
Nadav Lapid : Je repense à cette très belle scène de mariage dans le film, aux conflits internes des personnages, à cette famille corse jusqu’au bout des os. La déchirure du héros, qui a quitté ses terres, est d’autant plus vivante, profonde, qu’il ne parvient pas à se détacher de là d’où il vient, parce que ses racines le rattrapent, son rapport très personnel à la Nation aussi. Se détacher de ses terres, de sa famille, c’est un acte radical. Mais prendre un avion ne dégage pas du poids de son identité ou du poids du pays dans lequel on a grandi…
Thierry de Peretti : Oui, c’est ce rapport à l’exil, à la diaspora qui est ce que tu vas te réinventer ailleurs, que tu vas vivre très loin. Il y a 1 million de Corses à Marseille, je croise des Corses partout à travers le monde, des gens qui ont fuit la communauté, le collectif. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre ça, quand je revenais en Corse, dès que je mettais un pied sur le sol, c’est comme si mon cerveau changeait de mode, comme un truc schizophrénique. Les petites amies que j’avais à Paris par exemple, je ne pouvais pas toutes les amener en Corse avec moi, toutes ne pouvaient pas le supporter. Je ne sais pas, il y a un espèce de surmoi qui n’est pas le même quand tu arrives chez toi… Je le constate aujourd’hui. Le cinéma m’a guéri de ça.
Nadav Lapid : C’est drôle parce que quand je rentre en Israël aujourd’hui, je me regarde toujours dans le miroir et j’ai comme l’impression que je suis physiquement différent. C’est une sensation que j’attribue au fait que chez moi, il fait très chaud, et ça doit jouer. Mais je ressens que je suis beaucoup plus moi même là-bas, enfin, plutôt que la personne que je regarde dans le miroir, c’est vraiment moi. Et du coup, je m’interroge et je me demande si tout ce temps ailleurs j’étais un autre…
Thierry de Peretti : Oui, je vois très bien. Le projet de mon film au départ insistait d’ailleurs sur l’ambiguïté du héros, entre celui qu’il est, celui qu’il veut être, celui qu’il veut qu’on se dise qu’il est. J’avais recentré l’histoire sur quelque chose d’encore plus intime, un jeune homme enfermé chez lui avec une jeune femme qui ne veut pas aller à l’enterrement de son meilleur ami, étant lui-même menacé de mort, alors il se cloitre chez lui, passe ses journées sur son ordinateur et rencontre une femme sur un site de rencontres. Ils se voient, commencent une relation, partent en escapade, s’enferment dans une maison, mangent, font l’amour. Et, à la fin de ce week-end, le héros sort dans la rue et se fait tuer.
Nadav Lapid : D’accord… ! Je voulais aussi te dire que j’étais très impressionné par ta capacité de réaliser d’un côté des super scènes d’action et d’un autre, de ne jamais faire un film d’action. J’ai voulu faire la même chose avec Le Policier, un film où il y a de l’action mais qui n’est pas un film d’action. Considérer l’action comme une partie de la vie et pas comme un genre cinématographique. Ton film n’est pas un film violent, mais un film où la violence s’exprime.
Thierry de Peretti : Merci… ! Et toi, es-tu content de ton tournage à Paris ? Je te le demande aussi parce que j’envisage d’y tourner également mon prochain film… Le changement de territoire, c’est un tel défi…
Nadav Lapid : Oui, absolument. Mais c’est très inspirant parce que ça me met en danger en tant que réalisateur. Et j’adore ce jeu. Bon, mais c’est plus complexe que ça. Parce que, comme je te le disais, Paris m’est très personnelle. Et dans le film, c’est Paris du point de vue d’un étranger, pas d’un Parisien. Tu vois, je me suis souvent dit, ok, t’es réalisateur, tu tournes en Israël, mais si on te retire Israël, qu’est-ce qu’il advient ? C’est comme un saut dans le vide. C’est excitant. Le film se passe dans le présent, parce que je trouve que le présent est un temps intéressant. Contrairement au passé, aux souvenirs, il ne ment pas.
Propos recueillis par Ava Cahen et Franck Finance-Madureira.