Marée haute
On connaissait déjà son approche et son travail documentaires (La mort de Danton, Vers la tendresse, Nous). Avec Saint-Omer, Lion d’Argent du dernier Festival de Venise, Alice Diop fait le grand saut dans la fiction et s’attaque à un genre cinématographique à part entière : le film de procès. Un genre qui a ses codes, ses usages et son décorum – la salle d’audience en tête (ici, la cour d’Assise de Saint-Omer, dans le nord de la France). C’est pourtant dans un amphithéâtre que le film s’ouvre. Rama (Kayije Kagame), jeune professeure et romancière enceinte, dispense un cours sur Marguerite Duras, femme de lettres qui a beaucoup écrit sur l’infanticide et le mythe de Médée. Le regard de Rama, nous ne le lâcherons pas, car dans ce film, nous sommes ses yeux et ses oreilles (nous entrons en fusion). C’est elle qui va nous ouvrir les portes du procès de Laurence Coly (époustouflante Guslagie Malanda), brillante jeune femme d’origine sénégalaise accusée du meurtre de son bébé; c’est elle qui va nous faire entendre la parole de l’accusée, une parole qui déchire le coeur en mille. La rigueur des plans, souvent fixes, et leur durée, amplifient le discours et les émotions qu’il fait jaillir. Alice Diop ne fait ni dans l’afféterie ni dans le cours magistral, elle ose en revanche le point de vue frontal. Une frontalité inédite qui va faire vaciller les certitudes de Rama et les nôtres, en tant que spectateurs. Nous ne sommes ni du côté des juges, ni du côté des avocats de la défense. Nous sommes au milieu, là où s’établit le lit de la tragédie, entre la mère et la mer (où a été trouvé le corps du bébé). Les sujets sont brûlants, les blessures de Laurence, béantes – la plaidoirie finale (grand moment de cinéma) ne les pansera pas, elle n’en fera pas non plus des stigmates. Saint-Omer est un drame puissant et complexe sur la nature humaine, la maternité (et la vision culturelle ou mythologique qu’on peut en avoir), le sacré et les sacrifices. Un grand film qui provoque et qui déroute. Un vertige. Immanquable.
Réalisé par Alice Diop. Avec Guslagie Malanda, Kayije Kagame, Aurélia Petit, Salimata Kamate… Durée : 2H02. En salles le 23 novembre 2022.