Dans Un petit frère, le nouveau film de Léonor Serraille après sa caméra d’or, Jeune femme, Annabelle Lengronne, découverte dans l’étrange et beau Mercuriales de Virgil Vernier (2014), trouve un rôle à la hauteur de son talent. Propulsée dans une saga familiale dans la France des années 80, la comédienne, vue également dans Filles de joie et Les Femmes du square, y occupe une place centrale. Avec une dextérité impressionnante, elle compose une héroïne, Rose, femme venue de Côté d’Ivoire avec deux de ses jeunes enfants, au caractère opaque, joyeux et sensuel, ombragé par le voile mélancolique d’un passé relayé en hors-champ. L’élégance et les nuances infinies avec laquelle Annabelle Lengronne déploie son personnage lui confère une profondeur précieuse qui vient déplacer et élargir le champ des représentations. Rencontre au Festival des Arcs.
Pouvez-vous nous raconter ta rencontre avec Léonor Serraille ?
Annabelle Lengronne : En apparence ça a été une rencontre classique, un casting. Mais c’était un casting qui n’en était pas vraiment un. Léonor m’a fait rencontrer le personnage. C’était très bizarre, comme si Rose était dans la pièce avec nous. Léonor me donnait simplement des indications sur la scène, sur les traits de caractère du personnage. Au début, certains cinéastes parlent d’eux, de ce qu’ils ont fait, de comment ils voient le personnage. Léonor est quelqu’un dont j’ai fait la connaissance après le tournage, elle est très discrète et elle donne tout pour la relation entre le comédien et le personnage. C’est très spécial. Elle était là pour me faire cohabiter avec Rose. Je n’ai pas l’impression d’avoir eu de directives. On a eu une très bonne préparation, j’ai eu le temps de rencontrer Rose, de travailler sur l’accent, de travailler avec les enfants qui ne sont pas des
comédiens. C’est un travail qui a permis de consolider les liens familiaux.
Comment est-ce qu’on sort d’un personnage pareil ? Est-ce que ça a été particulier pour celui-ci ?
Annabelle Lengronne : Ma mère est immigrante, elle est arrivée du Sénégal dans les années 80 en France. Je suis née dans le métro parisien. Ensuite, elle est repartie. On met toujours des choses personnelles dans les personnages que l’on joue mais là c’était particulièrement troublant. La relation que j’entretenais avec le personnage, sous l’œil de Léonor et sa présence discrète, était très intime. Bien sûr, il faut toujours dire au revoir à ses personnages. Mais il y a une grande partie de Rose qui restera en moi jusqu’à la fin de mes jours, j’en suis sûre parce qu’il y a eu une rencontre avec des choses très intimes qui ne s’effacent pas comme ça… Je suis toujours très émue quand je parle de la relation entre ce personnage et mon histoire.
Est-ce que Rose vous a semblé être un personnage inédit dans le paysage du cinéma français ?
Annabelle Lengronne : Au début, ce qui m’a fait peur, il faut le dire, c’est l’accent, l’africanité de Rose. Parce qu’il fallait réapprendre à parler complètement, il fallait qu’il y ait une identité verbale et ensuite je devais me questionner sur la manière de parler d’immigration, quelque chose que je n’ai pas vécu. Comment aborder un personnage qui arrive en France depuis l’Afrique de l’Ouest ? Je n’y suis allée que deux fois dans ma vie, je ne connais rien du tout. C’était colossal. Finalement, je me suis rendue compte qu’il n’y avait pas à aller forcément sur ce chemin là, il fallait juste capter la liberté de Rose, son aplomb, son analyse des situations et son objectif qui est : maintenant qu’on est là, on reste. Parfois, lors de débats, j’ai entendu des remarques du type : “Quand même, elle a des enfants, elle sort…”. Alors qu’en réalité, elle ne fait pas preuve d’une si grande liberté, elle fait juste ce qu’elle a envie de faire. Il fallait se recentrer sur ça, parce que l’histoire on la connait, elle est écrite déjà, ce n’est pas la peine d’en rajouter. Rose est-elle quelqu’un d’atypique ou est-ce que finalement on n’a jamais filmé l’immigration comme ça ?
En tant que jeune actrice, vous êtes souvent confrontée à de nombreux clichés liés au féminin, au fait
que vous soyez une jeune femme noire ?
Annabelle Lengronne : C’est réel, ça a toujours été comme ça. Ce qui est désolant c’est quand on a l’impression qu’un sentiment, une émotion, sont assignés à une couleur. Concrètement, ce qui m’emmerde c’est que j’ai fait 8000 kilomètres depuis la Martinique où je vivais pour aller faire une école de théâtre, que j’ai suivi mon chemin et que, quand je suis rentrée dans la vie active, on m’a beaucoup proposé les mêmes rôles, avec une vision des gens qui me ressemblent très négative. Le cinéma peut être une arme d’éducation massive mais une arme de propagande massive aussi. A un moment on se dit qu’il y a quand même une volonté de regarder certaines personnes selon un prisme très précis. Là on peut commencer à parler de politique, l’art sans la politique, ça n’existe pas. Ensuite, c’est une question de choix. Il y a des choses que je décide de ne pas faire. Mes propos n’engagent que moi mais, par exemple, si je choisis un rôle extrêmement cliché sur les personnes noires, je vais certes gagner mon argent, payer mon loyer mais au niveau de la représentation, cela va provoquer des choses très nocives pour moi et pour les autres. Je n’ai pas la prétention de dire que je vais influencer la perception des personnes noires au cinéma en France mais, pour s’émanciper, pour raconter nos propres histoires, il faut aussi que les rôles qu’on choisit soient au plus proche de nous. Et nous, ce n’est pas extraordinaire, c’est juste une partie de l’humanité. En ce moment, il se passe quelque chose. Mais j’ai été à la place de celle qui a à jouer les meilleures amies noires, les faire-valoir, les dark skin, ces femmes foncées de peau avec des cheveux courts donc forcément masculines, une femme noire qui n’a pas à être sauvée et doit tout subir toute seule. Quand on ne se définit pas du tout comme ça, quand on est un terrain vierge pour appréhender un rôle, parce que c’est ce qu’on m’a appris dans ma formation, parfois on a envie de se dire “ça sert à quoi en fait” ? Les dés sont déjà jetés. La liberté que j’ai trouvée pour jouer Rose m’a fait vachement de
bien. J’ai pu être libre comme l’était le personnage. Cela n’était pas arrivé avant.
Est-ce que le fait que ce soit une femme blanche qui réalise un film sur des personnages noirs vous a
interrogé à un moment ?
Annabelle Lengronne : Evidemment, on en a parlé plusieurs fois avec Léonor, on continue à en parler. C’est une question qui nous concerne. Il s’agit de l’histoire d’une partie de sa famille, ce n’est pas une excuse, c’est un fait. Je sais qu’il n’y a pas encore beaucoup de personnes noires qui ont vu ce film. Je suis très en demande de leurs avis, il y aura forcément des personnes qui seront attentives au fait que ce soit une personne blanche qui réalise un film sur une famille noire. Mais justement, le débat sur la question sera très intéressant. C’est avant tout une histoire familiale. Le compagnon de Léonor Serraille lui a donné carte blanche pour raconter son histoire à lui. On peut parler de couleur mais à un moment le plus important, c’est l’histoire.
Avant de faire du cinéma, vous avez suivi une formation théâtrale. Vous destiniez-vous davantage au
théâtre qu’au cinéma ?
Annabelle Lengronne : Oui dans une école du 18e arrondissement de Paris, Claude Mathieu. Je souhaitais faire une école limite monacale. On a énormément travaillé sur la tragédie, la poésie, le texte, le corps. J’avais le souhait en sortant de cette école d’arriver sur le marché du travail en étant prête à faire du théâtre. Le cinéma s’est imposé comme un truc « cool ». Je dis cool parce que je ne me suis pas dit “Je veux absolument faire du cinéma”. Donc je n’ai été que dans le plaisir, je ne sais pas trop comment je suis arrivée là. Le but était de s’amuser, de gagner un peu de sous et voilà.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir actrice ?
Annabelle Lengronne : J’ai été victime de harcèlement scolaire pendant une douzaine d’années. Arrivée au lycée, il y avait option théâtre, c’était l’occasion de pouvoir monter sur scène et de pouvoir dénoncer des choses, d’avoir une forme de pouvoir. Quand on le verbe, quand on une place, on a … je ne sais pas si pouvoir est le bon terme, mais on a la protection, le dialogue. On est obligé de t’écouter. Je ne l’ai conscientisé qu’il y a quelques années.
A cette époque le cinéma avait une place dans votre vie ?
Annabelle Lengronne : Oui. Quand j’étais au lycée, j’avais été marquée par Elephant, Virgin Sucides. Mes parents m’avaient acheté tous les Visconti, des classiques. Chez nous, il y a toujours eu des livres, des films. A l’époque, je ne me disais pas que c’était ce que je voulais faire. Il y a eu une évolution, une maturité, savoir un peu plus qui on est, ce que l’on veut.
Quels sont vos projets à venir ?
Annabelle Lengronne : Je joue dans une série qui s’appelle Cuisine interne, qui est sur 13ème Rue et qui a été achetée par Universal. C’est l’histoire d’une jeune cheffe qui ouvre son restaurant dans le but d’avoir une étoile mais son associé vend ses parts à des Russes qui prennent possession du restaurant. Elle s’en sort avec son art, notamment en faisant disparaître un corps en le cuisinant, c’est Breaking Bad en mode cuisine. Sinon, je tourne dans un téléfilm produit par Bien ou Bien, la production de Maïmouna Doucouré et de Zangro et qui s’appelle La Malédiction d’Ulysse. C’est un polar sur des meurtres liés au passé esclavagiste de la ville de Bordeaux.
Un petit frère de Léonor Serraille, en salles le 1er février 2023 – Diaphana Distribution