Ama Gloria de Marie Amachoukeli (Semaine de la critique – ouverture)
Les enfants des autres
« Tous mes souvenirs, ils sont avec toi » dit Cléo, six ans, à Gloria, sa nounou cap-verdienne. Des balbutiements aux premiers pas, de la cour de récré à sa première paire de lunettes, Gloria, présence maternelle et bienveillante, a toujours été là. Alors quand cette dernière repart vivre au Cap-Vert, la petite fille perd soudain son repère. Bouleversée, Cléo convainc son père de la laisser rejoindre Gloria pour les vacances. Au Cap-Vert, ce sera au tour de Cléo de découvrir l’univers de sa nounou adorée : sa maison, son passé, son village, ses enfants. Le plus jeune, César, regarde cette petite fille blanche avec méfiance, car elle a eu les faveurs de sa mère, et pour lui Gloria est une étrangère. Entre jalousie et apprentissage, Cléo apprendra à trouver la bonne place dans la vie de Gloria, et vice-versa. Avec finesse et à hauteur d’enfant, Marie Amachoukeli (Party Girl) questionne les rapports humains : c’est quoi prendre soin de quelqu’un ? Qu’est-ce qui définit une mère ? Quels liens peut-on tisser avec les enfants qui ne sont pas « les nôtres » ? Les couleurs sont vives, les visages sont filmés de près, et l’animation surgit parfois, pour raconter ce qui ne se dit pas mais se ressent : du bleu pour l’orage intérieur qui submerge, du jaune et du rose pour les premiers souvenirs flous d’un bébé qui apprend à se repérer. Conscient des enjeux culturels et politiques qui lient les deux héroïnes sans pourtant en faire son sujet, le film n’idéalise rien, montrant la tendresse autant que la rudesse, la sincérité enfantine parfois désarmante, parfois méchante. Un récit d’apprentissage mutuel sensible et solaire, devant lequel il est compliqué de ne pas sortir les yeux mouillés. (EM)
Simple comme Sylvain de Monia Chokri (Un Certain Regard)
Marivaudage moderne
C’est quoi l’amour ? Voilà, en substance, la question que pose Monia Chokri (Babysitter) dans ce troisième long-métrage. L’amour, c’est parfois simple comme Sylvain (Pierre-Yves Cardinal), ce beau gosse doué de ses mains qui débarque sans crier gare dans la vie bien rangée de Sophia (Magali Lépine-Blondeau). Mais l’amour, c’est aussi souvent compliqué, car Sophia est déjà en couple avec Xavier – un couple stable qui repose sur une forte complicité intellectuelle à défaut d’activité sexuelle (ils font chambre à part). Tiraillée entre le corps et l’esprit, Sophia se confie à son amie (incarnée par Monia Chokri), elle-même en couple avec Philippe, avec lequel ils se disputent aussi souvent qu’ils font l’amour. Et puis il y a les parents de Xavier, dont le couple se délite au fur et à mesure que la mémoire du père de Xavier s’effrite. On s’embrasse, on hésite, on plaisante, on dîne, ou on s’évite : les discussions et les histoires d’amour se croisent, s’enchevêtrent et se défont à vitesse grand V dans ce marivaudage moderne qui, à travers les choix de Sophia et de son entourage, questionne l’amour au croisement du désir, des classes sociales et de la fidélité – le tout avec une certaine hilarité. Pétillant, pop et politique, Simple comme Sylvain est emballé dans une esthétique 70s follement séduisante, de la police de caractères stylisée du générique au grain de la pellicule dans la photographie aux tons de brun (comme l’imperméable en cuir de Sophia), en passant par les zooms inattendus de la caméra. Un emballage délicieusement rétro pour un propos contemporain, qui fait rire autant qu’il fait réfléchir. (EM)
L’ Amour Fou de Jacques Rivette (Cannes classics)
Jouer libre, jouer vrai
L’an dernier, La Maman et la putain de Jean Eustache ouvrait le bal cannois. Pour cette 76e édition, le Festival de Cannes a présenté L’ Amour fou de Jacques Rivette dans version restaurée en 4K, sous la supervision de la directrice de la photographie Caroline Champetier. Sorti en 1967, le troisième long-métrage du cinéaste, coscénarisé avec Marilù Parolini, et premier film-fleuve de Rivette, apparait comme le socle d’expérimentation des œuvres qui suivront. Cette histoire d’amour fou – de plus de quatre heures – entre Claire, comédienne, et Sébastien, metteur en scène, cristallise les thématiques qui seront l’essence de ces films des années 1970 (Out 1 : Noli me tangere, Céline et Julie vont en bateau, Noroît…) : l’improvisation et la liberté des acteurs et actrices, le théâtre et les complots, situé ici dans la paranoïa amoureuse. Bulle Ogier, muse du réalisateur, et son partenaire de jeu Jean-Pierre Kalfon, présents pour cette projection, confiaient leur tentative de jouer « vrai » ensemble, dans l’idée d’une forme de cinéma-vérité faisant illusion où les personnages semblent vivre à leur rythme observés par la caméra. Enregistré en prise de son directe, L’Amour fou crée ainsi une immersion au plus près du couple, où Rivette peut s’essayer à casser les codes et les formes du cinéma, notamment en termes de narration. En surface, l’histoire est simple, Claire devait interpréter au théâtre Andromaque dans la pièce de Racine adaptée par son mari Sébastien. Mais aux prémisses des répétitions, elle quitte la troupe précipitamment. Il la fait alors remplacer par son ex-femme Marta. Et tandis que les répétions se poursuivent, dans son appartement la jeune femme se laisse peu à peu gagner par une forme de folie progressive. Jour après jour, la narration alterne l’avancée des répétitions qui font l’objet d’un report, et le renfermement de Claire. La longueur du film offre une liberté infinie de jeu, allant jusqu’à l’amusement du couple qui s’adonne pour tenter de se retrouver à la destruction du nid de leur amour, jouant aux cow-boys. Sébastien se retrouve contaminé par la folie de Claire, un dérèglement qu’il a provoqué malgré lui et qui atteint dans cette séquence le paroxysme de sa fantaisie avant que l’état mélancolique ne reprenne le dessus sur elle. Par cette lenteur, tout est une question de regard dans L’Amour fou. Les points de vue de chacun se succèdent pour raconter le couple. Quand Sébastien se regarde lui, tout en essayant de la comprendre, Claire, elle, ne l’observe que lui, sans se comprendre, elle-même. Une immense œuvre à revoir absolument. (DL)