La java de l’amour et la mort
Un générique musical, des lettres rouges inscrites sur un ciel bleu. Des couples semblent effectuer comme des chorégraphies alors que l’on découvre l’héroïne, Jeanne, au standard d’une société de voyage. Tout l’univers de Jacques Demy s’infiltre dès les premières secondes de Jeanne et le garçon formidable, le tout premier film du duo Olivier Ducastel et Jacques Martineau, qui ressort chez Malavida dans une superbe version restaurée pour fêter ses 25 ans. À la légèreté colorée des Demoiselles de Rochefort vient se superposer la gravité sociale d’Une Chambre en ville. Les ouvriers nantais en grève sont ici remplacés par les manifestants d’Act Up-Paris criant que « L’épidémie n’est pas finie ». Si certains cinéastes ont préféré attendre plusieurs décennies pour témoigner de cette période trop personnelle, à travers des fictions militantes comme Robin Campillo avec 120 battements par minute (2017) ou plus romanesque pour Christophe Honoré et Plaire, aimer et courir vite (2018), Ducastel et Martineau, ressentent l’urgence de s’en emparer dès 1998. Et pour appuyer l’hommage au réalisateur des Parapluies de Cherbourg, mort justement du sida huit ans plus tôt, c’est son fils Mathieu qui interprète l’amoureux séropositif, Olivier. Pour incarner Jeanne, libre et libertaire, attendrissante et resplendissante de vie Virginie Ledoyen est idéale. L’actrice traverse les scènes avec légèreté, d’une tenue solaire à une autre, d’un amant à un autre. Comme Deneuve, et contrairement au reste du casting, elle est doublée au chant par la chanteuse Élise Caron. Mais à la différence de la jumelle chez Demy, son idéal masculin, si elle y croit et le chante, elle ne le voit pas en rêve. Pourtant, Jeanne tombera littéralement sur Olivier, le garçon formidable dans le métro parisien. Leur bluette évidente en un regard va très vite être menacée. La tragédie inéluctable du sida s’abat comme la foudre sur leur amour. D’ailleurs comme un présage, quelques jours avant, une connaissance en commun, François (Jacques Bonnaffé, toujours parfait), lui chantait la victoire de la mort sur l’amour après le décès de l’homme qu’il aimait. Ce grand amour sera la dernière passion d’Olivier avant sa mort prématurée. Le film se voile de pudeur avec cette disparition progressive du personnage à l’écran. Il ne dépérira ni devant celle qui l’aime, ni devant la caméra. Il fallait oser se réapproprier un genre, la comédie musicale à une époque, les années 1990, où le cinéma français n’en produit plus. Les cinéastes assument de réaliser une tragi-comédie musicale où chaque chanson épouse un style différent au rythme du récit du « Tango du malaise » à « La java du séropo ». Autour de la dimension amoureuse, ce sont des apartés qui ancrent l’aspect politique du film aussi fantaisiste et ironique que « La chanson du crédit » par un duo de rôles secondaires Valérie Bonneton/Denis Podalydès ou engagée socialement comme celle qui ouvre le bal, « La Chanson des employés du nettoyage ». Cru et tendre, militant et musical, moderne tout en étant le récit d’une époque bien précise, Jeanne et le garçon formidable n’a pris aucune ride en 25 ans, et on se laisse volontiers emporter par l’enchantement de ce film qui nous murmure que la vie et l’amour en valent la peine.
Réalisé par Olivier Ducastel. Écrit par Jacques Martineau. Avec Virginie Ledoyen, Mathieu Demy, Valérie Bonneton, Jacques Bonnaffé… – 1h 34 – Ressortie en salles le 14 juin 2023. Malavida Films.