Avec son troisième long métrage en tant que réalisatrice, après La Femme de son frère et Babysitter, Monia Chokri creuse un sillon singulier, celui d’une comédie de mœurs qui explore le genre et les genres de cinéma. Le couple “mal assorti” que forment les formidables Magalie Lépine Blondeau (fracassante dans la série La Nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé de Xavier Dolan) et Pierre-Yves Cardinal (découvert dans Tom à la ferme) dans Simple comme Sylvain est irrésistible. Rencontre avec une réalisatrice qui n’a pas peur de se confronter au présent avec un film désarmant d’intelligence et de drôlerie.
Simple comme Sylvain est votre troisième long métrage et on a déjà l’impression que vous construisez une œuvre très cohérente…
Je n’en suis pas vraiment consciente parce qu’en fait, j’écris à l’aveugle, dans le sens où ce qui m’intéresse c’est juste la prochaine histoire. Après, c’est sûr que je travaille avec mes propres questionnements, mes valeurs, mes insécurités. Je me souviens qu’au conservatoire, j’avais dit à mon mentor que j’aimerais écrire sur tel ou tel sujet. Avant d’avoir l’histoire. Il m’a dit : “Je t’arrête tout de suite, avant d’écrire sur n’importe quel sujet, concentre-toi à écrire une bonne histoire”. Je dirais que c’est le meilleur conseil que j’ai reçu de ma vie pour travailler l’écriture. Et donc, c’est ce qui arrive. Le fil conducteur de mes films ? Je sais que je m’intéresse beaucoup à l’intimité des femmes, comme a pu le faire Jane Campion. Ça fait partie de ce qui m’intéresse. Après, je pourrais aussi écrire un film avec deux personnages masculins principaux. Je pense que tout ce qui est déconstruction du genre, ça m’intéresse. Et je sais qu’il y a la maternité. C’est quelque chose que j’ai remarqué. C’est bizarre, parce que je n’y avais pas tant réfléchi. Mais une journaliste m’a dit quelque chose que je n’avais même pas remarqué – c’est ça qui est formidable avec l’inconscient – elle m’a dit : dans ton film, toutes les autres femmes sont des mères, sauf Sophia (l’héroïne du film, NDLR). C’est fou, je n’avais jamais pensé à ça. Ce sont les autres qui nous racontent nos films et c’est ça qui est intéressant. Moi, ça ne m’intéresse pas d’analyser mon propre film. Je m’intéresse juste à faire la meilleure histoire possible.
Votre cinéma est effectivement très souvent une exploration du genre qui évite tout manichéisme. Vos films posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses…
Oui et c’est motivant pour la réflexion. Il y a une envie de provoquer des réactions. Mais il y a une envie de me provoquer des réactions. Dans une scène de voiture, son ex fait une blague sur un couple qui passe et elle dit : « Il va falloir se solidariser avec des gens différents de nous si on veut la sauver cette planète ». Là, c’est moi qui me confronte à moi-même. Dans notre milieu, on a des codes sociaux. Il faut être féministe, il faut être de gauche, il faut être environnementaliste, il faut être pour accueillir les migrants. Mais dans la réalité, dans le concret, est-ce qu’on est prêt à ne plus prendre l’avion pour aller en Grèce parce que c’est trop cool d’aller l’été en Grèce ? Est-ce qu’on est prêt à recevoir une vague de gens qui sont sur un bateau et qui doivent s’installer ? Est-ce qu’on est prêt à aider l’autre ? Je n’aime pas la morale, ni les gens qui font la morale mais ce que j’aime, c’est me poser des questions et l’idée qu’on puisse avoir une réflexion collective et qu’on ouvre le dialogue. Sinon, ça ne sert à rien. Si tu as des idées très tranchées sur le monde, tu imposes ta vision du monde aux gens dans ton cinéma et ce n’est pas en imposant son idéologie aux autres qu’on avance.
On parlait de la déconstruction au niveau du genre, mais, dans la recherche esthétique très précise de vos films, il y aussi une volonté d’explorer les genres de cinéma…
C’est fun de parler de déconstruction du genre et de déconstruction des genres de cinéma mais, oui, c’est très cohérent. C’est fou. Pour Babysitter, c’était vraiment une volonté. Je m’étais dit que j’allais prendre les codes de l’horreur pour faire une comédie. Et c’est drôle parce que dans ce film-là, il y a des gens qui m’ont parlé du suspense. C’est un petit peu moins articulé comme ça pour Simple comme Sylvain, mais je pense que c’est surtout que je ne me donne pas de contraintes, pas de limites créatives et que j’essaie des choses. Parfois, je me plante, parfois je réussis le coup. Je trouve que c’est plus intéressant de prendre ce risque que d’être dans mes baskets. En vérité, je n’aime pas vraiment les codes de la comédie pure. Je n’aime pas vraiment les codes du drame pur. Je n’aime pas les codes spécifiques des genres. C’est vrai que c’est intéressant de les utiliser et de les croiser mais ça se fait plutôt inconsciemment que de manière articulée.
A mon sens, vous renouez avec un genre plutôt délaissé par le cinéma depuis des années qui serait celui de la comédie de mœurs…
C’est peut-être aussi mon côté actrice qui fait que j’explore. Je me dis parfois que je fais des films comme si j’interprétais des rôles. Je ne veux pas faire de la redite et être dans mes pantoufles de genre… J’aime beaucoup de cinémas différents. Je me disais que j’aimerais faire de la fantaisie vraiment pure comme Buñuel ou comme Alice Rohrwacher que j’admire énormément. En fait, j’ai des envies qui sont tellement multiples que je pense que c’est ça qui fait que je vais un peu m’accrocher à gauche, à droite.
Est-ce que ces dernières années la réalisatrice ne prend pas un peu le pas sur la comédienne ?
Oui, c’est sûr. L’auteure, la réalisatrice, oui, parce que d’abord, ça me demande beaucoup de temps et d’énergie. Mais surtout, j’aime ça, ça me remplit de joie et d’épanouissement que de créer de cette manière-là. C’est bizarre parce qu’en France, je pense que c’est différent. Je pense qu’on peut me percevoir encore vraiment comme une actrice, mais au Québec, c’est bizarre aussi le statut que j’ai. Comme avec les films, je pars beaucoup à l’étranger, beaucoup de gens pensent que je vis en France. Et puis, pour d’autres cinéastes, ça peut être compliqué. Si t’es un autre cinéaste, est-ce que tu vas faire appel à une cinéaste pour faire l’actrice dans ton film si t’aimes pas ses films à elle ou si tu sens que t’es en rivalité ? Puis honnêtement, je pense qu’il y a des grandes actrices bien plus grandes que moi.
Comment est venue l’idée de raconter cette histoire de rencontre entre de deux mondes et la façon dont l’amour peut naître entre des êtres qui ne partagent pas grand-chose ?
Cela arrive un peu de manière inconsciente, puis je suis devenue un peu sociologue malgré moi. D’abord, je voulais écrire une histoire d’amour parce qu’il y en a peu au Québec. Il y a beaucoup de films sur la famille, des films policiers, des comédies, mais pas vraiment de films d’amour. Pour vrai, je pense que le dernier, c’était Laurence Anyways ! J’ai imaginé ce couple-là, improbable. Parce qu’en fait, au départ, c’était les territoires qui m’intéressaient. Je me disais, pourquoi qu’on vienne de la campagne, de la province, d’une vie urbaine, on ne parle pas la même langue, pourquoi on ne consomme pas la culture de la même manière, pourquoi on ne vote pas de la même manière… C’est vraiment comme ça que j’ai commencé à articuler mon idée. Puis après ça, il m’est apparu, en lisant là-dessus, que c’est aussi devenu un questionnement sur le couple. Pourquoi le couple m’étouffe? Je me suis dit que c’était parce que le couple, c’est un système politique, social, familial, économique, qui n’a rien à voir avec l’amour. On dit toujours que l’amour est un hasard mais, en fait, ce n’est pas vrai parce que même si on n’a plus de mariages arrangés, on les arrange de manière indirecte. C’est-à-dire qu’il faut que ton environnement adoube ta relation pour qu’elle fonctionne. La première chose qu’on demande aux gens, c’est toujours : « T‘as rencontré quelqu’un? Oui ! Qu’est-ce qu’il fait dans la vie ? ». Les gens, ils veulent quelqu’un qui a leur niveau de vie. Ou quelqu’un de plus riche. Mais ils ne veulent pas être quelqu’un de plus pauvre. La vérité, c’est qu’on ne traverse pas nos classes sociales, il y a un pourcentage infime de gens qui sont en couple avec quelqu’un qui ne vient pas de leur milieu social. Donc le couple est encore un système inégalitaire.
Dans le film est évoquée la notion philosophique du “corps qui parle” et le film se concentre vraiment sur deux corps qui se parlent…
Je ne sais plus qui évoque le corps qui parle dans le film. Je pense que c’est Spinoza. Mais oui, c’est ça. C’est l’enjeu du film. En fait, ce qui me questionne, c’est la valeur qu’on apporte à nos convictions intellectuelles dans le monde, dans nos rapports sociaux. Et parfois, c’est beau que le corps soit plus fort. En fait, le corps appelle le chaos. Et si notre attirance intellectuelle ou sociale est construite, celle du corps reste animale. L’esprit est conditionné par la société et le corps est sauvage. Quand on parle des phéromones, c’est quand même fascinant.