Mémoire miroir
Selon les textes sacrés, Tibériade est le lac sur la surface duquel Jésus aurait marché. De cette légende mystique, Lina Soualem, enfant, avait développé la conviction que sa famille était bénie. Mais quelle famille palestinienne du 20ème siècle pourrait l’être ? « N’ouvre pas les douleurs du passé » a-t-on toujours dit dans cette famille qui, depuis de nombreuses générations de femmes, tait les drames, les renoncements et les abdications. Contrevenant à cette injonction, Lina Soualem, découverte en 2020 avec Leur Algérie, précédent documentaire mémoriel sur ses racines, signe depuis le portrait de sa mère, la comédienne (immense) Hiam Abbass, un magnifique tableau des femmes de sa famille. Depuis la grand-mère, institutrice ayant élevé dix enfants dans une pièce unique (ce qui fait se demander à Hiam, hilare, comment son père et sa mère, avec cette intimité interdite, pouvaient « se bousculer » ?) à celle qui osa quitter Tibériade pour devenir actrice, agrandissant encore un peu le chemin nomade d’une famille déjà écartelée par des frontières imposées. La jeune cinéaste signe un film bruissant des peines, des espoirs, des entraves et des éclats de rire qui cachent, tant bien que mal, le déchirement profond. Sa caméra, complice et scrutatrice, est attentive du moindre détail, avide de reconstituer le destin familial mais aussi ses racines et son enfance (le film comporte des images de Lina, fillette insouciante près de Tibériade où elle passait ses étés). Fragmenté comme la mémoire, le film est incroyablement juste dans sa construction et son élaboration. Pas gagné par avance lorsque l’on sait que la réalisatrice confronte les deux histoires, celle avec un H majuscule et l’autre en minuscule en intercalant images d’archives officielles, petits films réalisés au camescope, photos et objets retrouvés ainsi qu’entretiens face caméra. Avec pour, ponctuer cette bouleversante démarche de la réminiscence, des lectures effectuées par Hiam Abbas de textes écrits soit par Lina, soit par elle-même lorsqu’entre 14 et 19 ans, précise-telle, elle se rêvait poète. Un film de gynécée (ne cherchez pas les hommes ici ils ne sont qu’en lointain arrière-plan) pour dire la condition de la femme dans la tourmente patriarcale et géopolitique de leur pays. Ainsi que ce sentiment d’étouffement extrême que Lina découvre au détour anciennes images VHS et dont souffre Hiam à la veille de partir vivre sa vie. L’histoire conjointe de ces femmes ayant dû fuir pour exister. Qui eurent ce courage de tout recommencer. L’iris de la caméra et de celle qui la tient, s’ouvre tout grand pour embrasser la profondeur de son sujet et la force inouïe de celle qui est son modèle. Et de toutes les autres (mère, grand-mères et tantes) qui peuplent à jamais, vivantes ou disparues, la mémoire enfin restaurée de ces blessures que rien ne pourra jamais véritablement cautériser. Un seul mot : superbe.
Écrit et réalisé par Lina Soualem. Avec Hiam Abbass. 1h22 JHR Films. En salles le 21 février