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Audrey Diwan (Emmanuelle) : « Les corps me racontent tellement d’histoires »

par | 26 Sep 2024 | Interview, z - 2eme carre droite

Audrey Diwan a changé de statut avec L’Evénement, adaptation réussie du livre d’Annie Ernaux qui lui a valu le Lion d’Or à Venise. L’annonce de son projet suivant, une revisite du Emmanuelle d’Emmanuelle Arsan, a d’abord surpris, mais la réalisatrice avait une idée très précise de sa vision de ce personnage culte et de ce qu’elle souhaitait raconter. Elle raconte à FrenchMania les choix qui ont guidé la fabrication de ce film sur une femme qui part à la recherche de son plaisir.

Comment vivez-vous ce moment de promotion du film ?

Audrey Diwan : Je vis une expérience hyper particulière parce que j’ai fait un film comme pour créer un espace de projection donc pas du tout pour dicter une idée du plaisir ou pour l’édicter mais plus pour offrir une vision sur laquelle on peut projeter, adhérer, ou pas. Mais toujours est-il que pour moi, le film érotique ne cherche pas le consensus, il cherche à ouvrir un espace où on va parler de plaisir. L’érotisme, ça interroge le plaisir et le plaisir de chacun est différent, donc il ne faut pas, dans cette démarche, chercher de consensus.

Pourquoi ce choix d’Emmanuelle après L’Evénement ? Quelle a été la motivation première ?

Audrey Diwan : Je ne voulais surtout pas chercher le confort ou céder à la peur. Moi, je me connais, je pense que je m’intéresse à un sujet quand j’ai autant de désir que de peur, mais une peur au bon endroit, c’est-à-dire comme un saut dans le vide. Du coup, Emmanuelle, c’était parfait, c’était le bon choix. Mes producteurs avaient acquis les droits du livre en se demandant même si j’allais vouloir le lire. Je l’ai lu de manière complètement récréative. Et dans le livre, il y a quand même cette grande discussion, et c’est ça qui m’intéressait, sur ce qu’est l’érotisme, sur la valeur de l’érotisme, sur ce qu’il produit. C’est drôle, parce qu’évidemment, quand on se pose la question en 1959 (date de parution du livre original d’Emmanuelle Arsan, NDLR), les réponses ne sont pas les mêmes et je me suis demandé si en ne gardant que les questions il y avait encore de la place pour l’érotisme et pour l’érotisme comme langage cinématographique.

C’était ça la première envie ? S’attaquer à l’érotisme en tant que langage de cinéma ?

Audrey Diwan : Evidemment l’érotisme pour un cinéaste, c’est quelque chose d’excitant, notamment en termes de cadre, de valeur du cadre, de l’endroit où tu le poses, en essayant de chercher la ligne de tension entre montrer et cacher, pour qu’on ait envie d’imaginer. Maintenant qu’on sait que tout le monde a tout vu, est-ce qu’on peut avoir envie d’imaginer, si on place le cadre au bon endroit ? Est-ce qu’on peut avoir envie de projeter, d’investir le contre-champ ? Est-ce qu’on peut demander à un spectateur devenu un peu passif de collaborer ? La pornographie impose ça puisqu’elle donne tout mais est-ce qu’on peut redemander au spectateur de s’investir ? C’est cette idée formelle qui me plaisait. Mais une idée formelle ne fait pas un film donc j’ai rendu le livre et se sont passés quelques mois. Et un jour, j’ai commencé à imaginer cette femme sans plaisir, parce qu’on est quand même dans une société extrêmement étouffante où le plaisir est lié à l’idée de la performance, de la notation. Il y a des dictats dans tous les sens. On doit être la meilleure version de soi. C’est anxiogène. Dès le départ, le film lance cette question dans l’air : quel temps a-t-on pour le plaisir ? Je pensais à des gestes quotidiens, je les questionnais : à quel moment dans ma vie de femme, on m’a expliqué que le matin, le premier geste que j’allais faire, c’était me passer une lame de rasoir sur tout le corps, y compris sur les parties intimes ? Et donc, c’est une des images du film puisque l’idée c’était de se concentrer sur les sensations. La sensation de la lame sur le corps, c’est quelque chose d’étrange, c’est un rituel violent en fait. Après, c’est l’envie de fiction qui m’a portée.

Un jour, j’ai commencé à imaginer cette femme sans plaisir, parce qu’on est quand même dans une société extrêmement étouffante où le plaisir est lié à l’idée de la performance, de la notation.

Comment travaille-t-on sur ces sensations au moment de l’écriture ?

Audrey Diwan : En écrivant, il faut parvenir à penser en différentes dimensions : on convoque le son, les odeurs, la musique, le toucher… Par moments, j’avais presque l’impression de faire un film ASMR ! J’avais envie que le film éveille tous les sens et les fasse remonter progressivement. Au début, c’est comme si elle avait été anesthésiée et qu’elle retrouvait progressivement le toucher, et qu’ensuite, ça allait se propager dans tout son corps. D’ailleurs, j’ai demandé aux compositeurs de la musique du film, Evgueni et Sacha Galperine, d’écrire un morceau qui est la renaissance d’un corps qui s’éveille centimètre par centimètre ! Pour L’Evénement, je leur avais demandé qu’ils composent autour des contractions donc ils savent qu’ils doivent s’attendre à tout !

Pourquoi investir un hôtel de luxe ?

Audrey Diwan : L’hôtel, cet hôtel qui n’existe pas, qui est trop, c’était un endroit parfait parce que c’est un lieu où tous les sens sont comme étouffés. C’est un décor pensé pour le plaisir, mais pour un plaisir artificiel. On n’entend jamais le bruit des pas sur le sol parce qu’il y a de la moquette partout, il y a toujours la même musique, toujours le même parfum. Les objets sont toujours à la même place, quoi qu’il se passe la veille, et au millimètre près. C’est comme si on vivait dans un éternel présent. Il n’y a pas d’avenir et pas de passé. C’est très troublant. Or, l’érotisme, c’est le temps que tu passes à fantasmer l’autre, c’est ce lien qui se crée et qui grandit dans ton espace mental. Et pour que ça existe, il faut sortir de cet éternel présent. J’ai voulu jouer sur la frustration du spectateur en créant cet endroit parfait qui va devenir claustrophobe jusqu’à l’insupportable et donner envie d’ouvrir les portes.

Quel est votre rapport au film original ?

Audrey Diwan : Je ne l’ai pas vu. J’ai vu le début et en fait, c’était tellement évident qu’on ne s’adressait pas à moi, que ce n’était pas à mon oreille qu’on murmurait. C’est mon droit. Ma crainte, c’était que je demande quelque chose de complexe aux spectateurs parce qu’il y a ceux qui l’ont vu et puis ceux qui imaginent quelque chose à partir de cette image d’Epinal de la femme sur son fauteuil en rotin. Et moi, je demande, quand on rentre dans la salle, de faire table rase du passé. Tout de suite, dès la première scène dans l’avion, je présente le personnage à travers le moment où son corps ne ressent pas. Et je pense que ce moment est non seulement fondateur dans le film, mais relativement partagé. Je pense qu’on est quand même nombreux et nombreuses à s’être retrouvés un jour dans une relation sexuelle où l’avant nous avait intéressés. Et là, tout à coup, on vit une espèce de dissociation entre le corps et la tête, une forme d’absence. Quand le corps n’est que mécanique et qu’on a épuisé l’idée de transgression, la chair et triste. C’est le point de départ et, à partir de là, elle va se dire que c’est quand même pénible de ne plus avoir de plaisir. Elle aime toujours séduire, mais elle sait que le moment d’après, c’est de l’ennui, parce que ce ne sont des corps qui s’interchangent.

Quand le corps n’est que mécanique et qu’on a épuisé l’idée de transgression, la chair est triste. C’est le point de départ.

Est-ce qu’il y avait l’envie de déconstruire, de détourner des codes ?

Audrey Diwan : Je dirais que c’est presque plus arrogant que ça. J’avais envie de construire quelque chose, c’est-à-dire d’être assez libre pour ne pas m’inscrire en contre et d’être assez forte pour dire « Ok, je vous montre ce que je pense du plaisir féminin ». Cela veut dire partager de l’intime. Le comble, c’est que je suis vraiment pudique… donc c’est un peu con de choisir ce sujet-là ! J’ ai essayé de partager ce que je perçois de la complexité du plaisir féminin. Avec Noémie, on a beaucoup travaillé sur cette idée d’essayer de représenter ce qu’on connait, nous, de la manifestation du plaisir, sur comment on fait naître à l’image quelque chose qui est absolument intérieur et donc invisible. Comment représenter l’orgasme féminin ? Le plaisir qui monte en soi ? On y a passé un certain temps. Alors même qu’on dit souvent que la manifestation de l’orgasme féminin sert d’abord à valider la performance de l’homme, et qu’il peut y avoir une forme de stimulation et que, par essence, une actrice simule, il fallait travailler à faire naître le vrai à l’image.

La représentation du plaisir est-elle à vos yeux une question politique ? Et est-ce filmer le sexe aujourd’hui n’est pas plus politique que jamais ?

Audrey Diwan : Je dirais que le film est un film de sensations, mais qu’en le faisant, j’ai découvert une liberté dont le sens est politique. On a beaucoup travaillé en amont du film, on a fait appel à des coaches d’intimité mais je ne voulais pas que les scènes de sexe soient des cascades, c’est-à-dire que tout soit chorégraphié à l’avance. Il fallait tout penser pour faire le film avec la liberté qu’on voulait. C’est très simple ce que je dis, mais en fait, particulièrement dans ce film mais ça devrait être le cas partout, il y a une dramaturgie de la sexualité. Il y a une dramaturgie des corps qui peut raconter plein de choses. Ce qui est ennuyeux, c’est quand il n’y en a pas que la scène de sexe est comme un itinéraire bis du récit où il est écrit noir sur blanc sur le scénario « et là, ils couchent ensemble ». Si ce n’est pas pour raconter quelque chose à travers les corps, les acteurs sont démunis. Ils sont dans leur expérience intime. Donc en fait, on les jette à cet endroit-là avec une pulsion voyeuriste. On voit deux personnes qui ne sont plus les personnages en train de simuler une scène de sexe. Noémie, en tant qu’actrice comme en tant que réalisatrice, c’est quelqu’un qui pense le corps de la femme à l’image de manière très précise. Elle est en exploration et en conquête. On a discuté avec les autres acteurs, avec l’équipe du sens qu’on voulait donner aux scènes. Et, il faut le dire haut et fort, MeToo nous a apporté de la liberté. Je n’ai jamais eu autant de liberté à l’endroit des scènes de sexe qu’en traversant cette expérience, qu’en rendant le pouvoir à l’acteur. En rendant le pouvoir à l’acteur, on peut aller beaucoup plus loin. Donc en fait, ceux qui pensent que c’est une limite ont fait une mauvaise lecture de ce qui est en train de changer dans notre société, parce qu’au contraire, on est en train d’ouvrir des portes.
J’ai une obsession des corps. Je pourrais dire que j’adore les livres d’Edouard Louis pour cette raison, pour tout ce qu’il peut raconter à travers le corps, la fatigue, et comment cette fatigue est sociale. En fait, j’ai l’impression que je n’aurais jamais fini de filmer les corps parce que les corps me racontent tellement d’histoires.

Et en même temps, vous racontez toujours les corps en opposition à une certaine forme de morale…

Audrey Diwan : Oui, ou de système. Au-delà de la morale, ce sont les systèmes dans lesquels on imbrique les corps et qui les font souffrir.

Donc c’est fondamentalement politique ?

Audrey Diwan : Le plaisir est fondamentalement politique.

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