L’amer Michel
Metteur en scène émérite au théâtre, directeur mythique de l’école d’art dramatique des Amandiers, Patrice Chéreau a longtemps couru après une respectabilité de cinéaste. Fresque épique de sang et de stupre articulée autour du massacre de la Saint Barthélémy, La Reine Margot fut son sésame vers le titre convoité, au risque d’éclipser une filmographie pourtant richement fournie. Joyau méconnu de son auteur, Hotel de France illustre à merveille cette hybridation entre la scène et l’art filmique qui fait la force de son cinéma. Adaptation de Platonov, pièce d’Anton Tchekov déjà portée sur les planches par Chéreau lui-même en 1987, le film met en avant une génération de jeunes commédien·nes formé·es aux Amandiers, dont beaucoup effectuent alors leurs premiers pas devant une caméra. Décor unique, unité de temps : planté quelque part au bord d’une autoroute en périphérie d’Angers, l’hôtel qui accueille ces personnages le temps d’une journée et d’une nuit sera le petit théâtre d’une comédie humaine déchirante.
Comme chaque année, Anna, propriétaire de l’établissement, invite famille et ami·es pour des retrouvailles chaleureuses autour d’un bon repas. Plaisanteries, œillades et tapes dans le dos témoignent d’une joie partagée, fils et filles s’embrassent sous les yeux attendris des pères, et l’on s’émeut du temps qui passe. Tout dérape lorsque Michel réalise que Sonia (Valeria Bruni-Tedeschi), la femme de son ami Serge (Vincent Perez) est un amour de jeunesse. Interprété par un tout jeune Laurent Grévill, ce jeune homme provocateur, cynique et, surtout, paumé, est un trou noir, un puits sans fond de détresse émotionnelle aspirant ses congénères avec lui dans la tourmente. Comme Terrence Stamp réveillait les désirs interdits d’une famille bourgeoise dans le Théorème de Pasolini, Michel est une matière inflammable, et cristallise les tensions larvées sous la surface immaculée de cette communauté harmonieuse d’apparence. Séducteur de femmes, briseur de ménages, son comportement erratique met le feu aux poudres et provoque aussi bien la fascination que l’incompréhension. « Quel homme est-ce, à votre avis ? », s’interroge Anna. « Le représentant de l’incertitude actuelle, le héros d’un très bon romain contemporain », lui répond l’un de ses convives.
À l’image de son personnage central dépressif, Hotel de France cultive une radicalité débarrassée des artifices. Anti-manuel de scénario, le récit s’épanouit dans les temps morts, les à-côtés, et multiplie les scènes d’ennui et de trivialité, où résident en secret les vilaines rancœurs, la jalousie, les désirs contrariés et les souffrances muettes. Sa matière de prédilection est la langue : enjouée, plaintive, murmurée, hurlée, heurtée. Elle tient lieu de musique – le film n’en contient pas – et permet à cette génération d’acteur·ices prometteuse de faire étal de son talent. Dans le rôle de Serge, jeune garçon encore bercé d’illusion, Vincent Perez affiche une vulnérabilité sans fard : visage doux, corps frêle, interprétation sur le fil, tremblotante, que l’on croirait toujours à deux doigts de fondre en larmes. Sur le registre du trouble intérieur, Valeria Bruni-Tedeschi campe son épouse et sa voix brisée, presque éteinte, fait résonner sa mélodie envoûtante pour la première fois.
Hypnotisé par ses dix-neuf comédien·nes, Patrice Chéreau les dirige selon une logique d’épuisement : en sur-régime quasi-permanent, iels finissent par toucher au sublime en atteignant une forme de lâcher-prise, qui passe par une mise à nu littérale lors d’une magnifique scène nocturne à la lisière du fantastique. Sous un ciel d’encre, passées les crises de larmes et de colère, le groupe décide d’aller se baigner dans la Loire pour refroidir les ardeurs. Dans la chaleur de la nuit angevine, les corps exténués trouvent un instant de répit dans la nudité originelle et se dissolvent dans l’opacité de l’eau. Quelques instants plus tard, c’est une armée de zombies désarticulés qui s’en extirpe et s’avance dans l’aube naissante. Exsangue, à bout de souffle, c’est une humanité qui se tient au bord de l’abîme que figure le réalisateur. Les pantins s’arrêtent un temps tandis que Michel, déboussolé, court à l’horizon en hurlant : « Les gens ont fait mon malheur, j’ai fait le malheur des gens ! » Puis, péniblement, ils reprennent leur parade, encombrés du fardeau lourd et douloureux de l’humanité.
Réalisé par Patrice Chéreau. Avec Agnès Jaoui, Eva Ionesco, Hélène de Saint Pierre, Dominic Gould…Durée : 1H38. Ressortie en salles le 5 novembre 2025.


