L’amour et la violence
Si L’Homme blessé, est le troisième film du metteur en scène Patrice Chéreau (après La Chair de l’orchidée et Judith Therpauve), à 38 ans, il se révèle réellement cinéaste avec celui-là. Non pas que ses deux premiers essais soient particulièrement mauvais mais plutôt parce que Chéreau va puiser ici dans l’adolescent qu’il était, dans le mélange d’artifice et de naturalisme qui caractérisent son travail au théâtre et à l’opéra, ainsi que dans son intimité. Co-écrit en symbiose avec l’écrivain Hervé Guibert pendant six années (ils seront récompensés du César du meilleur scénario en 1984), cet Homme blessé – du titre d’un autoportrait de Courbet – atteste de la radicalité d’un premier film dont l’immersion se fait dans les bas fonds du milieu interlope homosexuel des années 1980 sous influences revendiquées de Genet, Fassbinder ou Pasolini.
Cet apprentissage sentimental est celui d’Henri, 18 ans, (Jean-Hugues Anglade, hallucinant pour son premier grand rôle au cinéma avant 37°2 le matin de Beneix et La Reine Margot dans lequel il retrouve Chéreau), jeune homme renfermé dans un foyer familial quelconque. Quand il suit par devoir familial ses parents à la gare pour assister au départ en train de sa sœur, un tout autre voyage s’offre alors à lui. Devenu objet du regard si particulier d’un homme beaucoup plus âgé nommé Bosmans (Roland Bertin), il se retrouve à être suivi (ou à suivre), parcourant la gare du Nord de part et d’autres jusqu’à ce que le beau Jean (Vittorio Mezzogiorno, doublé par la voix de Gérard Depardieu) se retourne et l’interpelle. Peu de temps après il le découvre en train de frapper un client et se fait embrasser par surprise. Le trentenaire réveille chez Henri un désir trouble et violent qui lui était encore inconnu. Obsédé par Jean, après ce coup de foudre, le héros va errer plusieurs nuits à sa recherche pris dans les tourments de la passion destructrice entre l’humiliation et le manque. Cette dangereuse addiction ira jusqu’à l’imitation par l’emprunt des vêtements de Jean et jusqu’à adopter violemment ses gestes et sa confiance en lui. L’éducation amoureuse se transforme progressivement en cauchemar mais, comme le veut la tradition de l’apprentissage romanesque, permet au protagoniste de se révéler à lui-même.
Et ce rapport de force fusionnel entre amants, Chéreau le poursuivra dans sa filmographie. À travers les retrouvailles des jeunes Valérie Bruni-Tedeschi et Laurent Grévill dans Hôtel de France, l’attraction inéluctable entre Isabelle Adjani et Vincent Pérez se consommant en plein massacre de la Saint-Barthélémy dans La Reine Margot, ou encore les deux inconnus interprétés par Mark Rylance et Kerry Fox s’étreignant sur le sol dans Intimité. Or, avec L’Homme blessé, en 1983, pour la première fois, le cinéma français pose une lorgnette sur les corps des hommes nus qui s’empoignent et s’embrassent, même si le sexe se pratique clandestinement dans les gares et les parkings, seulement un an après la dépénalisation de l’homosexualité en France en 1982 et tout en préfigurant la noirceur des années sida. Un film aussi âpre que libre.
Réalisé par Patrice Chéreau. Écrit par Hervé Guibert et Patrice Chéreau. Avec Jean-Hughes Anglade, Vittorio Mezzogiorno, Roland Bertin… 1h49. Ressortie en salles le 5 novembre 2025.


