La tête haute
Son nom et son travail ne vous sont peut-être pas tout à fait inconnus. Avant Kika (son premier long métrage de fiction), Alexe Poukine a réalisé Sans frapper (sur les violences faites aux femmes) et Sauve qui peut (sur l’empathie en milieu hospitalier). Deux documentaires d’une grande force et d’une grande sensibilité; deux qualités qui migrent dans Kika, film portrait aux accents sociaux. Kika est assistante sociale, en couple et maman d’une adorable petite fille. Un jour, elle rencontre David, un beau réparateur de vélo (joué par Makita Samba) et c’est le coup de foudre. Le film démarre par une romance d’aujourd’hui, si belle, si douce qu’on aimerait en être. Puis, la vie de Kika bascule, sans crier gare. Le deuil et la douleur s’infiltrent, comme de l’eau dans un mur. Kika est complètement fauchée et a le coeur en miettes. Cerise sur le gâteau, elle est enceinte, mais cet enfant, elle n’a ni la force ni les moyens de le désirer. Les problèmes sont posés. Et c’est là que le film mute à nouveau, s’émancipant du cadre traditionnel du drame réaliste et intimiste pour se transformer en un grand récit d’empouvoirement, teinté d’humour qui plus est. Comme son héroïne, le film est caméléon. Il change de couleurs et de registres. Il refuse de se conformer aux attentes, de la même manière que Kika s’y refuse avec un certain entêtement. Son choc (émotionnel et financier), elle va l’encaisser comme elle peut, mais hors des clous, s’initiant aux pratiques BDSM contre rémunération (précisons que l’action se passe en Belgique où la prostitution est décriminalisée), par nécessité économique d’une part, par nécessité psychologique de l’autre (comme un travail thérapeutique capable d’accompagner les douleurs du deuil dont elle tait les assauts).
À l’image de l’héroïne, la mise en scène d’Alexe Poukine a du caractère et du cran. La réalisatrice tire de la chronique réaliste le meilleur. Elle ne s’embarrasse pas des conventions, elle ne triche pas. “Mon langage cinématographique n’est pas celui du langage du cinéma de consommation courante” disait Chantal Akerman, à la sortie de son film Toute une nuit (1982). Même impression face à Kika, qui offre quelque chose de neuf, dans la forme comme dans le récit. Quelque chose qu’on n’avait encore jamais vu traité comme cela. C’est aussi la force du casting du film qui lui donne un goût nouveau. Manon Clavel (aperçue dans La Vérité de Kor-eda et Le Répondeur de Fabienne Godet) est ici stupéfiante. D’un naturel qui désarme. D’une vulnérabilité qui bouleverse. Plus qu’une révélation, c’est une révolution. Manon Clavel incarne une nouvelle génération d’acteur.ice.s qui joue comme elle respire. Du sang neuf qui coule dans les veines de ce premier film de fiction qui n’a pas son pareil. Là où certains réalisateurs auraient cherché le choc, Alexe Poukine privilégie le trouble, la complexité du geste, ce qui permet de projeter la réflexion du spectateur ailleurs, plus loin que sa ligne d’horizon habituelle. Inconfortable, le film l’est sûrement. Mais de cet inconfort jaillissent des questionnements existentiels et sociaux vertigineux, un dialogue indispensable avec soi-même. On n’est plus tout à fait la ou le même après avoir vu Kika et c’est ce qui le rend encore plus admirable.
Kika, réalisé par Alexe Poukine. Avec Manon Clavel, Makita Samba, Ethelle Gonzalez Lardued, Suzanne Elbaz … Durée : 1H55. En salles le 12 novembre 2025.


