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Alexe Poukine (Kika) : « J’ai le même défaut que Kika, dès que je suis mal à l’aise, j’utilise l’humour » 

par | 11 Nov 2025 | Interview, z - 2eme carre gauche

Avec Kika, son premier long métrage de fiction, Alexe Poukine frappe fort ! Elle y raconte l’histoire d’une assistante sociale enceinte confrontée au deuil et à la précarité, mêlant avec brio documentaire et fiction, ordinaire et extra-ordinaire, drame et comédie. Rencontre avec la réalisatrice.

Avant Kika, il y a Palma, héroïne éponyme d’un de vos courts métrages. Est-ce qu’on peut envisager ce premier long métrage comme une continuité de Palma ? Aviez-vous commencé à l’écrire avant ? 

Alexe Poukine : J’ai commencé à écrire Kika juste après Palma, mais on peut le voir comme une continuité dans le sens où c’est la continuité de ma vie. Dans Palma, je joue une mère en vacances avec sa fille et je rejoue une période de ma vie. Je vivais dans la précarité et j’ai commencé à vendre tout ce que j’avais. À l’époque, je travaillais aussi comme photographe, j’ai vendu mes appareils, mes optiques, ma machine à café, tout ce que j’avais. Mais ce n’était pas suffisant, alors j’ai pensé que le seul truc monnayable que j’avais encore était mon corps. Au même moment, je venais de rencontrer un ami qui était dominateur et travailleur social. Je me suis demandé si je serais capable de vendre des services sexuels et lesquels. Finalement, j’ai obtenu le financement d’un de mes documentaires et je n’ai pas eu besoin de répondre à cette question. Quand tu es petite, tu ne te dis pas que tu pourrais devenir travailleuse du sexe. Dans ma famille, le stigmate pour les garçons était de finir dans la rue et pour les filles, de vendre leur corps. D’ailleurs, mon premier documentaire parlait de mon oncle qui a fini à la rue. Ensuite, j’ai été marquée par le simple fait que cette pensée m’ait traversée et quand je me suis retrouvée enceinte de mon deuxième enfant, j’avais irrationnellement peur que le père de cet enfant meurt et que je me retrouve seule avec deux enfants à charge. Ça me paraissait évident, si je voulais continuer à faire des films, c’était la seule option qui me restait. C’est comme ça que Kika est né. J’ai aussi une arrière grande-tante un peu numérologue à ses heures perdues qui avait prédit que je serais assistante sociale. Le personnage de Kika est un peu celle que j’aurais pu devenir si je n’étais pas devenue réalisatrice. 

Vous avez d’ailleurs confié être angoissée à l’idée de devenir assistante sociale. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Alexe Poukine : J’adore les assistantes sociales, j’ai fait un film sur l’hôpital, la question du soin m’intéresse beaucoup. Mais étant une femme – et de mon milieu social, c’était valorisé de prendre soin des autres. Petite, en observant les femmes de ma famille, j’ai voulu aller contre cette idée de mettre les autres constamment au centre de sa vie. Cette prédiction était mon pire cauchemar quand j’étais adolescente !

Finalement vous avez préféré observer et raconter l’histoire de personnes qui sont dans le soin et les mettre en valeur…

Alexe Poukine : Je trouve cet engagement magnifique  ! Sauve qui peut montre à quel point leur engagement est instrumentalisé. Pour moi, c’est aussi ce qui fait que l’humanité vaut encore la peine d’être appelée « humanité ». C’est fou de voir à quel point c’est une injonction contradictoire de leur demander de prendre soin des gens, sans jamais vraiment leur donner les moyens de le faire. 

On peut même dire que c’est présent dans tous vos films…

Alexe Poukine : Oui, c’est vrai ! Dans Sans frapper, c’est la façon dont on arrive à remettre les gens dans l’humanité. Cette femme qui a été violée va avoir des écoutantes. Et l’une d’entre elles la croit et va lui faire comprendre que ce qu’elle vit n’est pas une histoire individuelle mais une histoire politique. Elle est en train de subir le patriarcat et la culture du viol. Et parce qu’elle va voir cette femme, elle peut dire, « je n’étais plus ni folle, ni seule ». C’est important je crois d’entendre des récits qui te font comprendre que ce n’est plus seulement toi qui n’est pas adaptée. Je pense que c’est en partie pour ça que je fais des films. Il y a une citation de Serge Daney si ma mémoire est bonne, que j’ai entendue pendant mes études, qui dit : « On ne fait pas des films pour faire évoluer le langage et la grammaire cinématographique, on fait des films pour être moins seul ». Je ne sais pas pourquoi, ça m’avait fait pleurer de prendre conscience de ça.

Dans Kika, il y a donc un peu de vous, comme dans Palma, mais vous avez également fait des recherches conséquentes sur le milieu du BDSM, des travailleurs du sexe et des assistants sociaux. Pouvez-vous en parler ? 

Alexe Poukine : C’est une mosaïque. Il y a des petits morceaux de moi, des petits morceaux d’assistantes sociales et de travailleuses du sexe que j’ai rencontrées, des histoires qui n’ont rien à voir et que j’ai mis dans le film…  Le but, c’était de trouver le moyen d’assembler tous ces morceaux et que ça devienne une seule et même histoire. Comme je viens du documentaire, je suis un petit peu obsessionnelle et je pense que tout ce que l’on peut imaginer vient de représentations donc, forcément, de stéréotypes. Or, la réalité est tellement plus inventive que la fiction parfois ! J’adore faire des recherches. La plupart des répliques ou des situations dans Kika sont des choses qu’on m’a racontées ou que j’ai vécues.

Le BDSM devient rapidement thérapeutique pour le personnage. Son exploration s’accompagne de réparation et d’empathie…

Alexe Poukine : J’aime bien les paradoxes. On pense que le BDSM est violent. Pour moi ce qui est violent, c’est son premier travail, celui d’assistance sociale. Dans le BDSM, il y a une certaine forme de brutalité, mais il n’y a pas de violence puisque c’est du consentement et du désir. Après on peut en débattre en ce qui concerne les travailleurs du sexe, mais le besoin et l’envie de gagner de l’argent est une forme de désir. Je voulais aller à l’opposé de ce cliché. D’ailleurs, c’est difficile de parler de ce film, parce que dès que l’on prononce le mot BDSM, les gens ne veulent plus aller le voir parce qu’ils ont une représentation faussée. Les dominatrices que j’ai rencontrées sont des personnes qui sont dans le soin et dans l’écoute. Et le consentement ne passe pas uniquement par les mots mais aussi par les corps et la façon d’observer les gens. 80 % de notre langage est corporel. Il y a une autre de mes obsessions dans le film, c’est la façon dont on rejoue les choses. Kika, pense que le BDSM va la sauver. Ça va l’aider financièrement, mais ce qui m’intéressait le plus c’est qu’elle pense que ça va la sauver parce qu’elle est du côté de la domination et du contrôle. Or, ce qui va la sauver, c’est la douceur ! Ca demande énormément de courage de se mettre entre les mains de quelqu’un et d’accepter que cette personne te soigne.

Vous vivez et travaillez en Belgique mais est-ce que ce n’était pas plus facile aussi de tourner ce film là-bas, étant donné que la prostitution y est décriminalisée ? 

Alexe Poukine : Je ne pouvais pas faire ce film en France pour cette raison-là. Le film a été financé très facilement en Belgique et beaucoup moins en France. Au niveau du CNC, ce fut très compliqué. Il y avait beaucoup de jugements moraux dans les retours que l’on a reçus. Je ne sais pas si c’est un bourgeois gaze ou un male gaze, mais les retours sur le scénario disaient que l’histoire n’était pas crédible… Si vous saviez le nombre de personnes que je connais qui sont travailleuses du sexe… En Belgique, on a tourné dans un hôtel de discrétion car ils ne sont pas illégaux. En France, nous n’aurions pas pu tourner dans un hôtel de passe et il y a une importante stigmatisation des clients et des travailleuses du sexe. 

Aviez-vous instinctivement en tête la narration du prologue amoureux en ellipse ? 

Alexe Poukine : C’est l’un des aspects qui a également braqué les commissions. Je tenais à cette histoire d’amour car c’est un risque pour Kika de vivre cette histoire, alors qu’elle est dans le contrôle et très attachée à sa carapace. Il fallait quand même l’incident déclencheur, mais il fallait aussi que ça dure un peu à l’écran. Pour que la mort de David n’arrive pas au bout d’une heure et demie de film, j’ai pensé à mettre une voix-off comme dans Julie en 12 chapitres ou La Guerre est déclarée. J’ai écrit ce film trois ans seule, puis pendant un an avec Thomas Van Zuylen et on tenait à cette voix-off douce-amère. Mais comme c’était critiqué, on a pensé à l’enlever pour avoir le CNC et puis à la remettre ensuite (rires) ! Finalement, nous n’avons pas eu le CNC et nous nous sommes rendus compte que ce que j’avais écrit fonctionnait sans voix-off. Au premier montage, on avait 1h30 de séquences magnifique entre Manon Clavel (Kika, Ndlr) et Makita Samba (David, Ndlr). On a dû enlever de très belles choses en se disant avec Agnès Bruckert, qui monte tous mes films, que les spectateurs savaient ce que c’était de tomber amoureux et de vivre une rupture. Finalement, c’est comme si les séquences tournées qui ont été enlevées étaient dans la collure des plans. Nous avons enlevé aussi toutes les blagues que j’avais mises dans le film parce que j’en avais mis des tartines. J’ai le même défaut que Kika, dès que je suis mal à l’aise ou que je mets une distance entre la vie et moi, j’utilise l’humour !

Comment travaille-t-on cette tonalité comique dans un drame sur le deuil et la précarité ? 

Alexe Poukine : C’était une bonne leçon de cinéma. Ce qui était important, c’est que l’humour devait passer par les situations. Ce n’est pas le scénario qui doit faire des blagues mais les situations qui doivent être drôles ou le regard des gens sur la situation qu’ils vivent. Dans ma vie, j’ai vécu plusieurs funérailles et il y en a quelques-unes où j’ai eu les plus gros fous rires de ma vie. Je voulais que le film passe d’une comédie romantique, à une tragédie, à un drame social… Après au montage, on y est allé à la pince à épiler, pour enlever certaines répliques et faire en sorte que l’ensemble soit cohérent.

Et vous deviez interpréter le personnage de Kika, comme vous l’aviez fait dans Palma ?

Alexe Poukine : J’y ai pensé parce que mon producteur François-Pierre Clavel trouvait que ça aurait été peut-être plus facile de vendre le film après le succès du court métrage. C’était le seul à y croire ! Puis François-Pierre, qui était un ami et mon allié numéro un, est mort. J’ai rencontré la directrice de casting Youna De Peretti aux Ateliers d’Angers, alors que je ne savais toujours pas si je devais jouer ou pas le rôle. J’avais commencé un casting en Belgique et là elle a confirmé en appuyant sur le fait que ce serait mieux d’être deux pour porter le projet et le sujet du film. Elle avait raison, mais comme il y beaucoup de moi dans ce personnage, il fallait que je trouve un alter ego.

C’est ce que vous avez trouvé chez Manon Clavel ?  

Alexe Poukine : Quand Youna de Peretti me présente Manon, je la trouve trop jeune pour le rôle et trop jolie ! Dans la note d’intention du film, j’avais recopié cette phrase de Virginie Despentes dans King Kong Theory où elle dit : « j’écris pour les moches, […] les mal baisées, les inbaisables… ». C’était ce que je voulais. En voyant les photos de Manon, j’ai pensé que je ne voulais pas faire Jeune et jolie 2. Mais comme elle s’appelle Clavel, comme mon producteur décédé, j’ai commencé à y voir un signe de François-Pierre, comme s’il m’envoyait quelqu’un… J’ai accepté de la voir en essai et c’était le coup de foudre. Elle a tout en termes de tessiture de jeu. C’est aussi quelqu’un de solaire, adorable, généreux, très joyeux. Manon bouge un demi cil et ça change complètement son visage. Puis, elle a une voix incroyable ! J’avais envie de l’écouter toute le temps. Et il fallait que je ressente ce désir comme Kika est quasi dans chaque plan du film.

On a le sentiment que le personnage donne le mouvement du film et de la mise en scène en étant toujours actif…

Alexe Poukine : C’est grâce à Colin Lévêque, le chef opérateur du film. On voulait qu’elle soit toujours en mouvement. Par exemple, le centre d’aide sociale a été reconstitué pour cette raison. Venant du documentaire, au départ, je voulais un vrai centre. Mais on ne trouvait pas de lieu où Kika puisse être en mouvement. On l’a donc reconstitué dans une espèce d’open space où elle pouvait marcher dans tous les sens. Et ça c’était vraiment une indication de jeu. C’est quelqu’un qui ne se pose pas, parce que si elle se pose deux secondes, elle se retrouve siphonnée par sa tristesse, elle tombe.

Kika, réalisé par Alexe Poukine. Avec Manon Clavel, Makita Samba, Ethelle Gonzalez Lardued, Suzanne Elbaz … Durée : 1H55. En salles le 12 novembre 2025.  

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