Trois ans après le multi-césarisé La Nuit du 12, le nouveau film de Dominik Moll, Dossier 137, situe son récit en plein mouvement des Gilets jaunes. Léa Drucker y campe une policière de l’IGPN enquêtant sur un cas de violences policières pendant les manifestations. Un polar percutant et politique ! Rencontre avec le réalisateur.
Il y a des similitudes entre votre précédent film La Nuit du 12, et Dossier 137. Dans les deux films, il s’agit d’une nuit où tout va basculer pour des victimes qui vont devenir des dommages collatéraux, symbolisant des fractures politiques et sociétales. Pour La Nuit du 12, vous partiez d’un véritable fait divers pour créer de la fiction dans les zones grises. Ici, est-ce qu’on peut dire que vous créer un fait divers par la fiction ?
Dominik Moll : Dans les deux cas, ce qui m’intéressait, c’était de voir comment fonctionnait réellement une enquête policière. C’est encore plus particulier dans Dossier 137 évidemment parce que c’est la police qui enquête sur la police. Nous n’avons pas l’habitude de voir des policiers sur le banc des accusés ou des mis en cause. Il y a eu deux éléments qui ont mené à ce projet. L’un était de comprendre comment fonctionne l’IGPN. Il n’y a jamais eu de fiction dessus ni en film, ni en roman. J’étais curieux d’y mettre un pied. Et très tôt, il a été question de parler du maintien de l’ordre. L’IGPN enquête aussi sur des cas de corruptions policières, mais ça m’intéressait moins car ça reste à l’intérieur de l’institution alors que le maintien de l’ordre touche au rapport police-citoyen et aussi au politique et la démocratie. L’idée était de se glisser dans ces questions-là pour aller vers un film de genre et un polar.
Quand est-ce que vous décidez de situer l’enquête pendant la période des Gilets jaunes ? La fiction s’en était peu emparée au cinéma jusqu’à présent.
Dominik Moll : Je faisais des recherches sur l’IGPN pendant les manifestations contre la réforme des retraites donc j’aurai pu situer l’histoire à ce moment-là. Mais j’ai préféré la période des Gilets jaunes. D’une part, car j’avais un peu l’impression d’être passé à côté pendant que ça se déroulait. Le mouvement a pris tout le monde de court. Personne ne l’a vu venir, on ne savait pas ce que c’était. Il n’y avait pas de représentants ni syndicaux, ni politiques. Il y avait le soupçon de populisme et d’extrême droite, on voyait des images de violence, mais j’ai mis du temps à comprendre que les revendications qu’il y avait derrière ce mouvement étaient réelles et légitimes, qu’il y avait déjà cette envie d’être vu par le pouvoir parisien et que ces gens venaient de de zone rurales ou périurbaines qui n’intéressent plus grand monde et avaient envie de participer au débat démocratique. J’ai été frappé par l’importance du mouvement qui avait secoué la France et ébranlé le pouvoir qui ne savait pas comment comment gérer et y répondre. Puis, après il y a eu le Covid et ce fut comme un grand coup d’éponge.
Et c’est ça qui m’a interpellé, le fait que ce mouvement qui fait partie de l’histoire française maintenant, a été presque effacé alors que la fracture sociale est évidemment toujours là, et qu’aucun des problèmes n’a été résolu, malgré un peu de poudre aux yeux avec des conventions citoyennes vite balayées sous le tapis. C’est pour cela que je trouvais important de situer cette enquête au moment des Gilets jaunes. C’était une façon aussi de le revisiter, de questionner notre rapport à ce qui c’était passé. Puis sociologiquement, beaucoup de manifestants gilets jaunes ont des origines sociales et géographiques, semblables à ceux de nombreux policiers qui font du maintien de l’ordre. Il me semblait que c’était un ressort dramaturgique intéressant.
Comment à travers ce personnage d’enquêtrice, on évite les pièges du manichéisme et on trouve l’équilibre et la justesse dans l’écriture ?
Dominik Moll : En se documentant beaucoup et en essayant d’avoir la vision la plus large possible pour essayer de comprendre tous les points de vue, sans excuser certains comportements, bien entendu ! Le personnage de Léa Drucker dit : « Si chaque point de vue autre que le sien est vécu comme hostile, comme est-ce qu’on tient ensemble ? » Cette question, comment faire société, me préoccupe donc je voulais comprendre comment on peut arriver à de telles violences policières et les questionner sans être dans une démarche d’asséner des vérités ou de pointer du doigt, pour peut-être réamorcer un dialogue constructif autour de ces thématiques qui sont évidemment très clivantes.
Faire sortir le personnage de Stéphanie de son bureau, de l’enquête filmée en plans fixes pour la montrer dans sa vie personnelle, mère et fille, c’était un manière de l’humaniser ?
Dominik Moll : Oui, construire un film, quel qu’il soit, passe forcément par l’humain, les personnages et l’incarnation. Il faut que le spectateur ait envie de suivre le point de vue du personnage et puisse s’identifier. Pour cela, on peut raconter un personnage avec toutes ses contradictions, ses contraintes, ses idéaux… Pour Stéphanie, il y a d’abord son travail à l’IGPN mais aussi le fait que son ex-mari soit également policier, mais qu’il travaille chez les Stup et qu’il n’a pas la même vision qu’elle sur les mérites ou non de ce que fait l’IGPN. Il y a aussi son fils qui questionne son métier en demandant pourquoi tout le monde déteste la police et qui n’ose pas dire que ses parents sont policiers. Puis, il y a ses origines sociales et le fait qu’elle soit originaire de la même petite ville que la famille de manifestants qui porte plainte. Ça raconte quelque chose sur le personnage de la voir y retourner pour voir ses parents, faire les courses dans l’hypermarché du coin et ça complète ce que l’on voit d’elle et ce qu’on comprend d’elle à l’intérieur de son travail dans les bureaux. On sent bien que ce travail la poursuit partout. C’est tout le temps présent et c’est ce qui rend le personnage intéressant.
Et qu’est-ce qui est intéressant justement pour vous en tant que scénariste et réalisateur de traiter un personnage d’enquêtrice obsessionnelle et donc très cinématographique ?
Dominik Moll : Je ne dirais pas qu’elle est obsessionnelle mais plutôt que c’est quelqu’un qui essaye de bien faire son travail. Et j’aime bien les gens qui essayent de bien faire leur travail et qui sont habités par un idéal. Avec Léa Drucker, on aime beaucoup les films de Sidney Lumet où il y a souvent un personnage comme ça, par exemple dans Serpico avec Al Pacino qui est un policier qui ne supporte pas la corruption dont il est témoin autour de lui et essaie de lutter contre ça, mais il est très seul. Il ne peut pas y arriver seul sans que la hiérarchie ou le politique s’en mêle et c’est un peu pareil pour mon personnage. Car même si on a des enquêteurs au sein de l’IGPN assez exemplaires comme Stéphanie dans le film, si à un moment donné, il n’y a pas des paroles fortes de la hiérarchie ou du politique, elle ne peut finalement pas bien faire son travail.
Il y a une présence très forte de l’humour aussi, malgré la gravité du sujet. Pouvez-vous nous en parler ?
Dominik Moll : Je suis content que vous le pointiez ! C’est vrai que c’est un sujet assez grave et sérieux, mais ça ne veut pas dire que les personnages ne peuvent pas aussi avoir de la la fantaisie. Ces petites touches de légèreté ou d’humour permettent aussi de caractériser et d’humaniser des personnages, comme le collègue de Stéphanie par exemple, qui se retrouve lors de l’enquête dans un hôtel luxueux et qui n’en revient pas du prix de la chambre ou qui va tester la fermeté du matelas. Ce sont des soupapes pour le personnage parce que mon but ce n’est pas d’accabler le spectateur mais de lui raconter une histoire et d’essayer de questionner certains dysfonctionnements. Mais il faut qu’ils prennent aussi du plaisir à voir ce film, tout en réfléchissant, et ces petites notes d’humour y contribuent. Enfin j’espère !
Vous écrivez vos scénarios avec Gilles Marchand depuis des dizaines d’années. Est-ce que vous avez une méthode pour travailler ensemble l’écriture de vos films ?
Dominik Moll : C’est vrai que ça fait 40 ans que l’on se connaît et que l’on travaille ensemble sur les scénarios, de mes films et aussi des siens. On se connaît un peu par cœur, on a les mêmes goûts, notamment pour les films d’Hitchock ou de Lynch. Quand on écrit ensemble, souvent l’un des deux va amener l’idée et celui qui amène l’idée sera le réalisateur parce que ça vient d’un désir profond et après on se met en parler ensemble. Pour Dossier 137, j’avais quand même quatre mois de documentation. Je lui en ai fait part et à partir de là on a commencé à réfléchir. Nous avons très vite décidé que le personnage principal allait être une femme parce qu’il y a beaucoup de femmes dans l’IGPN et que ça nous semblait apporter une tension supplémentaire qu’une femme se retrouve face à des policiers mis en cause qui sont plutôt des gars costauds et virils. Ensuite, que l’enquête allait être basée sur des images vidéos de la préfecture de police ou d’autres manifestants comme témoins.
Petit à petit, nous construisons les choses. Nous commençons par une phrase puis un traitement court, et ensuite un traitement long et un séquencier. Nous nous lançons assez rapidement dans des tentatives d’écriture de scènes dialoguées même s’il manque encore plein d’éléments. Ça peut nous donner des pistes pour comprendre quels seront certains fils rouges dans le film par exemple la question du biais. Est-ce que ça représente un biais d’être un policier qui enquête sur d’autres policiers ? Est-ce que ça représente un biais de venir de la même ville qu’une famille de manifestants ? C’est une scène que Gilles a écrite assez rapidement. Nous passons beaucoup de journées à parler et dans ce cas-là, notre travail s’est télescopé avec l’actualité, comme nous écrivions pendant les manifestations contre la réforme des retraites. Puis, ça pousse un peu comme un champignonnière dans laquelle certains champignons poussent plus vite que d’autres et à un moment donné ça crée une espèce de structure et une première version du scénario.
Donc l’idée d’avoir différents régimes d’image entre ce que vous filmez, ce que vous recréez à travers le téléphone portable et les images des caméras de surveillance, c’est venu très tôt dans l’écriture du scénario ?
Dominik Moll : Quand j’ai fait quelques jours d’immersion au sein de l’IGPN, ce qui était à la fois espéré et indispensable, j’ai constaté que pour ce type d’enquête, ils passent énormément de temps à savoir dans quel secteur s’est passée telle violence et à essayer de sécuriser les images de la préfecture de police. Ces images-là ne sont gardées que 30 jours pour des raisons de droits à l’image. Comme on ne peut pas les garder indéfiniment, si la plainte intervient après les 30 jours, les images n’existent plus car elles ont été écrasées. Ils regardent tout ce qu’il y a sur les réseaux sociaux, ce que les journalistes ont filmé… Puis, ils scrutent ces images pour avoir plusieurs angles de prises de vue de la même action. Selon quel enquêteur regarde la vidéo, il ne va pas voir les mêmes choses qu’un autre puisqu’il les voit avec son vécu et sa sensibilité. Et puis après si un policier est confronté à des images, il peut encore raconter complètement autre chose. Il n’y a pas de vérité objective. Avec Gilles, on savait dès le début qu’on voulait faire avancer l’enquête grâce à ces éléments vidéo qu’on a pour la plupart filmés nous-même parce qu’il fallait des événements très précis qui correspondaient à l’enquête. Parfois, on les a aussi un peu mélangées. Notamment pour les vidéos de la famille Girard, filmées au smartphone qui reconstituent leur parcours au sein de la manifestation où j’ai aussi sélectionné certains rushs tournés par des journalistes à l’époque qu’on a recadré au smartphone et que l’on a pu juxtaposer avec les plans que l’on a tourné.
Ces images tournées au smartphone permettent de raconter un autre point de vue du dossier, qui est celui de la victime…
Dominik Moll : Ce qui était important, c’était que tout ce qu’on voit des manifestations n’est jamais en direct parce que l’enquête commence après cette manifestation-là, et que l’on découvre, à travers les vidéos et à travers le regard de Stéphanie. Tout ce qu’on voit, ce sont des vidéos auxquelles elle a eu accès, soit parce qu’elles ont été extraites des smartphones de la famille Gérard ou parce que ce sont des choses qu’elle a trouvé et c’est ça qui permet aussi de vibrer avec elle et donc de mener l’enquête avec elle.
Ce film a en apparence une atmosphère moins mystérieuse que vos précédents films dans lesquels on ressentait un suspens froid quasi fantastique… Et pourtant, quand le personnage de Guslagie Malanda entre dans l’action, elle apporte quelque part cet aspect-là de votre cinéma. Est-ce que vous pouvez en dire un mot ?
Dominik Moll : Oui, ça tient aussi beaucoup à la force de Guslagie qui impose quelque chose à la fois très ancré mais aussi très fictionnelle. Je suis content que vous parliez de son personnage parce qu’elle renvoie aussi vers la problématique des violences policières dans les banlieues qui me paraissait impossible d’évincer ou de ne pas traiter. Beaucoup d’armes utilisées pour le maintien de l’ordre ont été testées en banlieue. Puis, le personnage de Léa Drucker est dans la transgression parce qu’elle va la suivre jusqu’à chez elle et il y a tout ce trajet de filature dans les transports en commun et enfin cet échange nocturne, au milieu de nul part en banlieue lointaine, qui contribue effectivement à cette atmosphère !


