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Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau

par | 13 Nov 2025 | CINEMA, z - 1er carre droite

Burn-out collectif

En 1998, Patrice Chéreau a déjà réalisé son grand succès La Reine Margot, adapté du roman éponyme d’Alexandre Dumas, œuvre sanguinaire, film monstre et rencontre idéale entre les passions déchaînées de son théâtre et un dispositif de cinéma apte à les accueillir. Quatre ans plus tard, le directeur des Amandiers revient au septième art, sur une idée de Danièle Thompson, déjà scénariste de La Reine Margot, mais cette fois-ci dans le monde d’aujourd’hui. Le film commence par la mort d’Aymeric Jean-Baptiste (Jean-Louis Trintignant), artiste peintre dont les dernières volontés sont d’être enterré à Limoges, sa ville natale. Le vœu funeste occasionne le déplacement d’une bonne partie de sa famille et de ses proches venus de Paris et la grande radicalité du film vise à filmer ce que le cinéma traditionnellement ellipse, ou coupe, à savoir ce long temps du voyage et de l’attente.

La grande majorité de Ceux qui m’aiment prendront le train se déroule alors dans l’espace confiné d’un train, comme le signe d’une énième fidélité de Chéreau cinéaste à Chéreau dramaturge, au respect d’une unité de temps et de lieu, ou peut-être comme l’expression d’une loyauté à la pensée truffaldienne selon laquelle « les films avancent comme des trains dans la nuit ». Celui de Chéreau avance et tourne en rond en même temps comme un serpent qui se mord la queue. Dans Ceux qui m’aiment prendront le train, la moindre action et interaction est soutenue avec vélocité et fracas par de très amples mouvements panoramiques qui vont et viennent, balayent l’espace et piquent les sensibilités à fleur de peau de ces personnages épuisés, à bout de nerfs – grand burn-out collectif dont l’exhibition outrancière apparaît aujourd’hui comme le symptôme évident d’une époque où le cinéma se délectait de ce spectacle névrotique. Le grand tourner en rond de Ceux qui m’aiment prendront le train finit alors par former une boucle formelle et musicale (de la musique tout le temps, partout, comme pour rendre plus supportable l’insupportable), semblable à un circuit électrique et abrasif, constamment alimenté par de vieilles rancœurs et de vieux chagrins impossibles à fuir.

Le trop-plein de sentiments, de mots et de sons finit par déboucher sur un état au monde un peu planant, quasi euphorique, comme défoncé, seule alternative supportable face à la machine à broyer qu’est la famille. Car chez Chéreau, survivre à la mort se fait très bien (Aymeric Jean-Baptiste en question dispose de son espace de fiction, soit des flashbacks, pour contrôler et hanter le récit en cours) quand survivre à la vie demeure mortifère – à tel point qu’on finira par se demander si le suicide de ce patriarche fantôme n’est pas, dans le fond, le grand crime des vivants.

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