Effondrements en série
« Je crois que nous avons tous une certaine masse de choses à faire dans la vie. Certains s’en acquittent plus vite que d’autres et puis après, eh bien ils s’effondrent. » C’est une dame de salon aux cheveux gris qui lance la remarque. La petite phrase aurait pu paraître anecdotique, se dissoudre dans le bain des conversations qui animent les soirées mondaines de cette fin de siècle crépusculaire, si la caméra de Chéreau ne l’attrapait pas en plein vol, la suspendant dans les airs comme un instant de vérité ou comme un éclair.
En adaptant librement la nouvelle de Joseph Conrad, Le Retour, transposée ici dans la France de la Belle Époque, c’est bien une série d’effondrements qu’enregistre le cinéaste et dramaturge qui signait là son avant dernier film. Quelque chose se désagrège dans Gabrielle, se recroqueville et déteint comme une fleur fanée. Tout le film est obsédé par cette idée, comme l’est Jean Hervey (Pascal Greggory) par la pâleur du visage de son épouse (Isabelle Huppert) et la blancheur transparente de sa peau à travers laquelle, pense-t-il, tout se lit et se devine – « Votre peau est exactement le reflet de chacune de vos pensées, on peut suivre votre vie sur ces infimes veines bleues » dit l’homme à celle qu’il a choisie et acquise comme un objet précieux ou un trophée. Pourtant, un jour, Gabrielle le quitte et laisse pour seule explication une lettre et l’amour brûlant avoué pour un autre homme. L’éclipse/ellipse sera pourtant de courte durée, sans jamais parasiter la tenue du film. C’est un non-évènement tant le retour de Gabrielle est rapide dans cette demeure à laquelle elle est enchaînée.
Chéreau filme ces retrouvailles et règlements de compte comme une danse macabre en vase clos ou comme un interrogatoire et un procès fait à Gabrielle et par elle, à toutes les femmes.
Le cinéaste troque ici l’opulence traditionnelle des films historiques pour une variation du genre plus sèche, minimaliste, quasi exsangue, traversée par des fantômes de cinéma, et notamment ceux du cinéma des premiers temps avec leurs cartons à intertitres et leur noir et blanc. L’image de Gabrielle oscille d’ailleurs entre la chromatique binaire de ces films d’antan et le sépia glacé de couleurs, elles aussi, délavées. Le film les perd puis les retrouve comme celles qui courent et s’effacent sur les joues de Gabrielle dans un film où rien n’est vraiment jamais accordé, ni harmonieux. C’est l’autre grande idée de Gabrielle : cette perpétuelle asynchronie entre la forme et le fond (le noir et blanc est bavard quand la couleur est muette, comme un miroir inversé), entre un homme qui voudrait parler et une femme qui préférerait se taire (« je vous ai écrit Jean ce n’est pas pour vous parler ») pour dire l’incommunicabilité entre un homme ignare et une femme bien plus riche et complexe que voudrait nous faire croire cette vieille tradition de physiognomonie. Dans cette étude de couple aux reflets bergmaniens, où chacun est étranger à l’autre, Chéreau et sa co-scénariste Anne-Louise Trividic font le choix de ramener Gabrielle au centre, quand chez Conrad elle n’était que périphérique. L’effondrement à l’œuvre ici est alors moins le sien, que celui d’un homme, et de tous les autres, et de leurs certitudes ébranlées.


