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Mektoub my Love : Canto Due de Abdellatif Kechiche

par | 3 Déc 2025 | CINEMA, z - Milieu

La fin de l’été

Mektoub revient, une dernière fois. Sept ans après le premier volet, six après l’unique présentation cannoise d’Intermezzo (depuis resté dans les limbes pour cause de droits musicaux impossibles à payer) qui avait suscité, à l’époque, son lot de polémiques (une scène de sexe non simulée obtenue sans le consentement de son actrice Ophélie Bau) et ravivé l’image d’un cinéaste aux méthodes de tournage problématiques, portrait tyrannique déjà esquissé par les témoignages de Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos sur La Vie d’Adèle. Sept ans aussi après une plainte pour agression sexuelle classée sans suite à l’endroit de son auteur. Comment accueillir alors ce Canto Due dans un pareil contexte ?

Peut-être faut-il considérer ce dernier Mektoub comme l’œuvre de Kechiche autant que celle de ses comédiens et comédiennes qui, depuis sa présentation à Locarno en août dernier, en assurent la promotion, Ophélie Bau incluse. Si Mektoub my Love : Canto Due s’inscrit dans les traces de l’originel, la voracité du cinéaste (déléguée ici symboliquement à deux personnages vautours et cyniques), sa maniaquerie virtuose à vouloir disséquer le réel comme un corps humain devenu objet d’étude, semblent ici légèrement atténuées. Crainte d’une nouvelle diatribe ou signe d’un aveu et d’une prise de conscience ? Quelque chose capitule dans ce Mektoub, moins fulgurant que ses aînés mais peut être plus à même de préserver la voix de ses interprètes.

Dans ce Canto Due, on retrouve Amine (Shaïn Boumedine), Ophélie (Ophélie Bau), Tony (Salim Kechiouche), Camélia (Hafsia Herzi), Charlotte (Alexia Chardard), comme on les avait quittés, intacts sans que le temps n’ait eu de prise sur eux. Les trois films ont, en effet, été tournés les uns à la suite des autres entre 2016 et 2018 et la première émotion qui se dégage à l’ouverture de ce Canto Due tient évidemment à la joie particulière de ces retrouvailles. Le décor non plus n’a pas changé. Nous sommes toujours à Sète, l’été, à la fin des années 90 et l’on retrouve aussi, instantanément, ce qui faisait la fulgurante beauté du premier Mektoub, ce ravissement constant, propre au cinéma de Kechiche, cet état de grâce permanent débusqué dans le quotidien et le banal.

C’est sur l’avenir professionnel et les velléités de cinéaste d’Amin que se concentre la majorité de Mektoub my Love : Canto Due. Pour cela, le film convoque à l’intérieur de sa chronique naturaliste familière (elle axée davantage sur une autre intrigue autour d’Ophélie et d’un avortement prochain), un autre film pour le moins improbable ou disons étranger au cinéma de Kechiche et au miracle qu’il produit – celui d’une vie qui s’écoule dans tous les creux et interstices de ce qu’un certain cinéma du divertissement considérerait comme des temps morts. C’est par l’entremise d’un riche producteur américain (André Jacobs) et de sa très jeune épouse (Jessica Pennington), vedette d’une série populaire, que Kechiche instaure cette bizarrerie et convoque ce duel entre deux visions de cinéma opposées. D’un côté un cinéma basé sur l’étirement du temps, long, et sur la ferme croyance de ce qu’il produit et incarne – l’essence même des premiers Mektoub. De l’autre, un cinéma d’action gonflé de péripéties, de sous intrigues, incarné ici métaphoriquement par ce duo de stars Hollywoodiennes qui promettent monts et merveilles à Tony (le projet, lunaire, d’un restaurant de couscous à Los Angeles) et à son cousin Amin (la production et réalisation du scénario de science fiction qu’il vient de finaliser).

Kechiche semble prendre un malin plaisir à singer les codes d’une certaine efficacité narrative, à parasiter l’effet contemplatif de sa chronique naturaliste et à faire s’entrechoquer ces deux antagonismes qui trouvent ici, par l’entremise du personnage de Tony, comme déclassé de son statut d’Apollon, devenu clown triste, mais toujours sexy, une compatibilité inattendue pas très loin du vaudeville et de la farce. Mais c’est aussi à un drôle de pacte Faustien que semble se livrer Kechiche qui par l’entremise de son « film américain » pose un nouveau regard, plus cru, plus désabusé sur ses personnages de jeunes arabes, regardés ici par ces personnages de grands bourgeois comme des amuseurs exotiques, farceurs ou fous du roi.

Quelque chose alors dans ce Mektoub Canto Due se perce, perturbe sa lumière. Jamais la violence sociale, le mépris de classe et le racisme ne s’étaient invités si frontalement à l’intérieur de l’utopie qu’est Mektoub, ce monde plein et harmonieux, bulle de présent où le destin n’est qu’une ligne d’horizon désirable. Par delà cette amertume, constamment contrebalancée par un rire et une cocasserie franche, c’est une défaite que semble acter cet ultime chapitre désillusionné et peut être un poil revanchard. Non sans une pointe d’ironie, comme pour venger peut être cette relative sagesse à laquelle lui et son auteur sont acculés, Mektoub My Love : Canto Due semble proclamer la victoire d’un cinéma commercial sur un cinéma d’auteur, celle des artifices sur les affects – tout ce que prophétise Amin dans son scénario de science fiction, où des robots essayent de reproduire des sentiments humains. Comme si avec la fin de Mektoub, s’éteignait un cinéma tout entier.

Réalisé par Abdellatif Kechiche, écrit par Abdellatif Kechiche et  Ghalya Lacroix. Avec Salim Kechiouche, Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Hafsia Herzi,….2h14 – Pathé Films – En salles le 3 décembre 2025.

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