Leur film After School Knife Fight, premier court du triptyque Ultra Rêve, avait été présenté en séance spéciale à la Semaine de la critique en 2017 mais, entre temps, Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont tourné leur premier long métrage, Jessica Forever, qui sera présenté au festival de Toronto le mois prochain. Perrier rondelle, Coca zéro et petite angoisse sur une terrasse du 18ème. « On va devoir parler du film des autres ? Je ne suis pas sûre d’être hyper forte dans l’analyse des films ! » entame Caroline Poggi. Dictaphone sur « on », soleil dans les yeux et conversation libre avec des enfants du numérique…
Comment After School Knife Fight, votre quatrième film court en duo, s’inscrit-il dans votre travail ?
Jonathan Vinel : Tout vient de la contrainte de production. En pensant à ce film, on attendait des réponses pour la production de Jessica Forever et on avait peur de s’ennuyer, on voulait écrire quelque chose de simple partant d’une unité de temps et de lieu, ce qu’on avait encore jamais fait. C’était un vrai enjeu de se « coller » à quelque chose de plus simple, c’est peut-être ce qui fait l’étrangeté du film.
Caroline Poggi : On l’a vraiment pris comme un exercice. En attendant de tourner notre long, qu’est-ce qu’on peut faire pour apprendre d’autres choses sans se mettre la pression ?
Jonathan Vinel : C’est notre premier film en pellicule ce dont nous n’avions vraiment pas l’habitude. On a poussé l’exercice un peu plus loin avec cet élément nouveau pour nous.
Ça représente quoi pour vous la pellicule ?
JV : Pas grand chose !
CP : On nous a souvent posé cette question, mais on n’est pas de la même génération que Yann et Bertrand (Gonzalez et Mandico, réalisateurs des deux autres segments d’Ultra Rêve, NDLR). Nous, on a découvert les films sur nos ordinateurs. Je suis allée très tard au cinéma, quand je suis arrivée à Paris, et tout ce rapport à la pellicule et même à la salle, on ne l’a pas vécu de la même façon, c’est moins important pour nous. Mais on a beaucoup aimé faire ça car ça change un tournage, la façon de travailler, le rapport au temps, aux acteurs. Mais on ne s’est jamais dit qu’on allait faire Jessica Forever en pellicule, on est moins attaché à ça.
JV : Ça change complètement la mise en scène. Ça se sent, ça se voit que Yann et Bertrand savent tourner en pellicule, cela se voit dans les plans qu’il font, dans la façon dont leur cinéma est réfléchi. Il y a des films tournés en numérique qui rajoutent une espèce de grain par-dessus pour faire croire qu’ils ont tourné en pellicule mais ça ne sert à rien parce que tu vois que ce sont des plans en caméra portée où les acteurs improvisent et que cela serait impossible à faire sans le numérique. C’est un mensonge ! Nous, ça nous allait bien car on fait très peu de prises.
CP : Mais on fait beaucoup de plans, de cadres, … selon l’inspiration, ce qu’on peut difficilement faire en pellicule. Pour After School Knife Fight, tous les plans ont été montés !
JV : D’habitude on se permet plus de choses. Cela ne nous était jamais arrivé de monter tous les plans. Pour Tant qu’il y aura des fusils à pompe, on avait enlevé 40% des images tournées et pour Notre Héritage on a retiré un personnage entier au montage ! Dans Jessica Forever on a beaucoup coupé aussi. On coupe énormément. Là …
CP : … Là, on s’est trouvé dans la dèche, il fallait presque raconter autre chose. C’est à ce moment que sont arrivées les quelques images d’archives, c’est rien, c’est 30 secondes, mais il nous manquait des éléments pour la narration.
JV : Souvent, on tourne volontairement des images qui vont nous sortir de la narration, nous permettre d’emmener le film un peu où on veut … On fait cela presque inconsciemment, ça vient de notre expérience du montage. On aime bien avoir une espèce de possibilité de raconter ce qu’on veut, de mettre, par exemple, une voix sur des images. Là, on a tourné en 4 jours et on n’a pas pu tourner un plan en plus, c’était des journées monstrueuses. Les Fusils à pompe qui dure 30 minutes, c’était 17 jours de tournage donc le ratio n’est pas du tout le même.
Cela a imposé une rigueur particulière dans votre façon de travailler ?
CP : On prépare avec la même rigueur nos films en HD mais on peut se permettre plus de choses. Mais on s’impose une rigueur parce qu’on est deux, parce qu’il faut qu’on soit d’accord, qu’on ait le même imaginaire, qu’on voit la même chose.
JV : La rigueur change vraiment également sur le plateau, et surtout du côté de l’équipe technique. Il y a un petit côté sacré, les acteurs acceptent de répéter plus, ils sentent que c’est important et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi, ça sacralise le tournage.
CP : Et puis il y a un truc de “matière” qu’on ressent. Je me souviens d’un plan qu’on tournait au ralenti en 60 images par seconde et on entendait la pellicule qui passait dans la caméra. Quand on regarde la caméra, on voit la matière. Pas besoin de prendre le son, la pellicule prend toute la place et tout le monde est en tension, une tension énorme parce que quelque chose est en train de s’imprimer. Je ne dis pas que je ne voudrais plus en faire mais ça dépend du film, du projet.
JV : L’ère numérique a permis à des films d’exister alors qu’il n’aurait jamais pu être fait en pellicule. Demain tu peux partir avec ton Iphone, comme Soderbergh pour Paranoïa, c’est quand même ouf ! Ça permet des nouvelles façons de filmer qui sont vraiment intéressantes. Quand on a commencé c’était l’époque du 5D et tu n’avais besoin de rien d’autre.
L’ère numérique a permis à des films d’exister alors qu’il n’aurait jamais pu être fait en pellicule – Jonathan Vinel
Malgré cette différence de génération, il y a une forme d’unicité qui se forme avec les trois films d’Ultra Rêve. Comment vous l’expliquez ?
CP : Je pense que c’est de l’ordre du rêve et de la faculté à se créer des mondes. Et c’est ça que j’aime dans les films de Yann et de Bertrand, la façon qu’ils ont de créer des mondes par la mise en scène, les personnages, les dialogues, la façon de jouer. Tout cela est « désancré » de la réalité, c’est l’élément qu’on a en commun avec la rêverie et le fait de raconter des histoires, d’inciter les gens à rentrer dans une histoire. Il faut réussir à passer un pacte avec ces films-là. Dans Les Garçons sauvages, pour revenir au long de Bertrand, j’avais l’impression qu’au début, il fallait vraiment passer un pacte avec lui pour lui dire « Je vais accepter ton monde et y entrer comme un gosse», et c’est ce qui s’est passé pour moi avec son film. Pour Les Îles ou Ultra Pulpe, c’est pareil. Je ne dis pas que c’est exceptionnel aux trois films qui composent Ultra Rêve mais c’est quelque chose que je ressens fortement avec ces films-là !
JV : L’histoire, c’est rarement le plus important. Ce sont trois films “prétextes” à faire des images, ce qui comptent, ce ne sont pas les histoires mais les mondes créés…
CP : Les émotions aussi…
JV : Ce sont des films qui sont comme des cadeaux qu’on se fait à soi-même et dans lesquels on invite les gens sans qu’il y ait une pression particulière.
CP : Oui, ce sont des cadeaux, on donne quelque chose.
JV : Quand on voit les trois films bout-à-bout, on voit que ce sont des gens qui ne veulent pas être seuls, qui ne veulent pas se dire au revoir, qui luttent contre ça.
Il y aussi quelque chose de fort qui est de ne pas avoir peur d’une forme de romantisme échevelé, pur…
CP : Je crois que cela tient au côté chevaleresque qu’on aime tous. Les personnages qu’on met en scène tous les quatre, on tente de les dépasser, de les rendre sacrés et par cela, j’ai l’impression qu’ils atteignent une autre dimension. Je crois qu’on recherche ça même si on ne recherche jamais clairement quelque chose en écrivant. En tout cas, on essaie d’emmener nos personnages au-delà du terre-à-terre. Cela vient de la façon dont ils parlent de leurs sentiments, de leurs sensations, de leurs ressentis, c’est ce que je définis comme du sacré ou du chevaleresque. Dans Ultra Pulpe, quand Vimala Pons parle c’est magnifique, elle a deux voix dans le film et quand elle prend cette voix d’enfant, ça marche. Elle est sublime, elle devient un espèce de demi-dieu pour moi.
Parlons-en des deux autres films du triptyque Ultra Rêve…
CP : Ultra Pulpe, je ne l’ai pas encore vu en salles, et il y a quelque chose de très fort qui fonctionne dans une salle avec le cinéma de Bertrand mais j’ai raté toutes les projections, j’ai honte ! Mais il y a cette invitation d’entrer dans un monde, quelque chose d’hyper-naïf et j’ai dit à Bertrand que j’étais triste parce que ce monde n’existait pas, c’était mon seul reproche ! J’y ai tellement cru que j’étais véritablement très triste à la fin du film que ce monde n’existe pas. J’adore la voix de Vimala, le téléphone cordon ombilical, …
JV : Je vois souvent des films en espérant que ça va partir en « couilles », mais je n’ai pas souvent confiance dans la capacité du réalisateur à oser sortir du cadre. Quand je m’ennuie devant un film, j’imagine des choses différentes, qui sortent de l’ordinaire, tout en sachant que ça n’arrivera pas. Ce que j’aime avec Bertrand, c’est que son imaginaire n’est pas limité, c’est ce qui est bien dans l’expérience procurée par ses films. Il ne se fixe pas de limites et il s’amuse vraiment. En y croyant, il te fait rentrer dans sa croyance. On n’a pas les mêmes influences, on n’est pas attiré par les mêmes choses, je ne connais pas les trois-quarts de ses références mais c’est généreux donc tout le monde peut s’y retrouver. Yann et Bertrand ont énormément de choses en commun. Et puis on travaille tous les quatre avec une même bande d’acteurs qui vient d’une scène musicale, de soirées un peu underground, Simon Thiébaut, Félix Maritaud, Sarah-Megan Allouch …
CP : Dans Ultra Pulpe comme dans Les Îles, il y a des images que tu sais que tu n’oublieras jamais, comme des tableaux. C’est génial de se dire que ces images vont t’accompagner toute ta vie. La scène d’amour avec le monstre dans Les Îles me procure un bonheur infini et inattendu. Ultra Pulpe me fait vraiment penser à Un Couteau dans le cœur ! Et Les Îles plus je le revois, plus j’ai d’émotion. A chaque fois, je me dis « Ah ouais quand même !», ce sont des films qui nous permettent de les rêver, de les « ré-imaginer ».
Il y a également un point commun dans ces trois films qui tiendrait du rapport au réel …
CP : Oui, par exemple la scène du groupe qui fait de la musique sur la colline dans After School Knife Fight, c’est plus qu’une scène de répétition, il y a un côté suspendu et hors du temps.
JV : Ce sont juste les degrés qui changent, j’ai l’impression que Bertrand le fait tout le temps ! La réalité n’existe pas. Pour nous, c’est avant tout le monde réel avec quelques petits éclats de rêverie. Nous on a besoin de partir de quelque chose de concret, qui existe. Avec Bertrand ou Yann, il faut effectivement passer un pacte.
CP : Il faut lâcher prise.
Et s’autoriser à ne pas tout comprendre comme nous le disaient Bertrand et Yann …
CP : C’est ça, il ne faut pas appliquer une grille de lecture. Notamment celle qui pollue le regard des commissions et de ceux qui financent le cinéma !
JV : Pour le court métrage on peut encore s’autoriser effectivement à ne pas être forcément dans un principe de réalité, de compréhension évidente.
CP : Et puis on a un vrai point commun qui est le producteur des trois films, Emmanuel Chaumet (le boss d’Ecce Films qui produit Ultra Rêve, NDLR), il faut lui rendre hommage !
JV : Je crois d’ailleurs qu’il avait l’idée en tête, dès le départ, de programmer ces trois films ensemble !
Parlons de la suite ! Jessica Forever, votre premier long est terminé, sans rien dévoiler de l’intrigue, que gardez-vous de ce fameux « passage au long » ?
CP : C’est la première fois qu’on a de l’argent pour faire un film !
JV : Et de façon assez rapide puisque ça a duré un peu moins d’un an.
CP : Il y a beaucoup d’acteurs, beaucoup d’effets spéciaux, 9 semaines de tournage – ce qui est vraiment bien pour un premier long ! On a tourné en Corse et en Midi-Pyrénées, on a pu faire ce qu’on voulait vraiment.
JV : Ce qui change avec l’argent, c’est l’équipe, les horaires, on découvrait un peu ça ! Tout est très cadré, certains sont juste là pour bosser.
CP : La passion est différente, tu es juste un peu étonné quand des gens râlent parce que tu dépasses le plan de travail ou les horaires alors que toi, tu te dis que tu vas faire un super plan !
JV : C’est forcément beaucoup plus simple de faire quelque chose sans argent, pas pour vivre mais pour le film. L’argent ça abîme plein de choses, cela change les rapports, mais on en a tous besoin pour vivre !
CP : On tournait le samedi avec la caméra et quelques acteurs qui acceptaient de jouer bénévolement, et souvent la chef op. Il faut dire que le premier plan de travail était à 12 semaines ! La sortie est prévue en 2019 mais pour l’instant on n’en sait pas plus et on n’a pas envie de se porter la poisse. Mais on est heureux que ça se soit fini après près de 11 mois de post-prod !
JV : Les effets spéciaux, c’est très chiant, il y a toujours plein de soucis à régler.
CP : Parce qu’on n’a pas la compétences, il y a toi, la machine et les mecs qui savent comment ça marche. Tu n’as pas la main ! Des problèmes en costumes ou en déco, c’est plus palpable.
JV : Et les choix de musique c’est un peu compliqué aussi, parfois tu as envie d’un morceau et tu n’as pas les moyens de te le payer. Mais nous ça va on a des goûts musicaux particuliers donc c’est pas trop cher ! Tu te dis « Ah non je peux pas mettre cette musique parce que je n’ai pas les moyens » ou « faut que je demande l’autorisation aux gens que je filme dans la rue », c’est des trucs hyper chiants auxquels on ne pensait pas trop avant. C’est la vie d’adulte quoi !
Propos recueillis par Franck Finance-Madureira
Photos : ©eccefilms, document de travail “After School Knife Fight” (C.Poggi / J.Vinel)
ULTRA RÊVE, sortie en salles le 15 août 2018 – 1h22 – France
After School Knife Fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (21 mn– 16 mm), avec Lucas Doméjean, Nicolas Mias, Pablo Cobo, Marylou Maynie.
Les Îles de Yann Gonzalez (23 mn– 35 mm), avec Sarah-Megan Allouch, Thomas Ducasse, Alphonse Maitrepierre, Mathilde Mennetrier, Romain Merle, Simon Thiébaut.
Ultra Pulpe de Bertrand Mandico (38 mn – 35 mm), avec Lola Créton, Pauline Jacquard, Pauline Lorillard, Elina Löwensohn, Anne-Lise Maulon, Vimala Pons, Nathalie Richard et Jean Le Scouarnec.