Découverts à la Berlinale avec leur court métrage Tant qu’il nous reste des fusils à pompe (Ours d’or 2014), Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont l’an dernier partagé un bout d’Ultra Rêve avec Yann Gonzalez et Bertrand Mandico (ils signent le court After School Knife Fight dans le triptyque). Ils ont enfin passé l’épreuve du feu : réaliser et sortir un premier long. Le résultat est ambitieux et s’appelle Jessica Forever. Une fiction aux allures de dystopie qui met en scène un groupe d’orphelins fédéré autour d’une femme, Jessica, leur protectrice, leur reine, en guerre contre un système punitif et sans cœur. Rencontre avec Caroline Poggi et Jonathan Vinel, duo de cinéastes romantiques.
La première mondiale du film a eu lieu en septembre 2018 au TIFF. Avec du recul, comment avez-vous vécu cette exposition ?
Caroline Poggi : C’était bizarre. Génial, et bizarre. Ce qui primait, c’était l’excitation d’y projeter notre film. Après, la réception là-bas a été mitigée contrairement aux retours que nous avons eu par la suite pendant le Festival de Berlin où le film a aussi été projeté. A Toronto, on a tout lu, tout entendu, de la critique la plus enthousiaste à la critique la plus irritée. C’est le jeu !
Jonathan Vinel : Je pense que ça a à voir avec la manière dont a été présenté le film à Toronto. Le public s’attendait à voir un gros machin d’action à l’américaine, avec du budget et des explosions partout. Pas du tout ! Le film est traversé par une forme de sérénité qui va à conte-courant de ce qu’on a l’habitude de voir dans les films d’action. Il n’est pas bourrin ! On voulait raconter l’histoire d’une famille qui se définit en dehors des schémas classiques et des conceptions biologiques. Une famille de monstres qui va vivre ensemble et en paix malgré les impossibilités sur le papier.
Dans le film, comme dans les jeux vidéo, il y a un ennemi clairement identifié : des drones tueurs qui troublent la paix que cherche ce groupe dont vous parlez…
Jonathan Vinel : Les drones sont devenus des objets de loisirs, des jouets haut-de-gamme, mais à la base, ce sont des armes de terrain qui servent à faire la guerre. On a choisi de les utiliser dans le film justement parce qu’ils incarnent à nos yeux ces deux facettes : un côté ludique, innocent, mais aussi un côté menaçant, oppressant. Les drones dans le film forment un bloc massif, ils fonctionnent tous ensemble.
Caroline Poggi : Ce qui peut faire penser au jeu vidéo, c’est qu’ils sont autonomes, on ne sait pas qui les pilote, ils ont tous le même comportement, automatiquement. Jessica et les garçons doivent combattre cette menace planante jour après jour. Tel qu’on les a mis en scène, ces drones n’ont rien de réel. Ils ont été volontairement “re-pimpés”.
Jonathan Vinel : Mais ils ont une apparence simple, ils ne sont pas très volumineux. On voulait quand même qu’ils ressemblent à ceux qu’on trouve dans le commerce. Qu’ils semblent familiers.
Caroline Poggi : Et les faire agir comme des prédateurs en meute, ou des insectes en essaim.
Le monde tel qu’on le perçoit à l’écran n’est pas si différent de celui qu’on connaît. Ce sont de petits détails qui créent le décalage et l’étrangeté, comme les costumes par exemple.
Caroline Poggi : Les costumes ont quelque chose d’à la fois futuriste et médiéval à travers l’alliance du cuir et du métal. Ces garçons qu’entraîne et chérit Jessica n’ont rien eu, ils ne connaissent rien aux codes sociaux, rien de la mode. Ils s’habillent comme cela, instinctivement. Ces tenues ne sont pas différentes pour eux d’un jean ou d’un t-shirt en fait.
Jonathan Vinel : On n’a jamais imaginé faire un film qui faisait corps avec la réalité. Les influences qui le traversent sont inconscientes et diverses. On appartient à une génération qui a emmagasiné beaucoup d’images de plein de textures différentes, de natures différentes, du jeu vidéo, au clip en passant par le cinéma et les séries. Le film compose avec tout ça.
Le jeu des acteurs est volontairement naïf. Comment avez-vous travaillé avec les comédiens ? Y a-t-il eu des méthodes particulières ?
Jonathan Vinel : On a beaucoup travaillé, quelques répétitions, oui, surtout pour l’intention et le texte. Rien n’était improvisé, tout était cadré sur le tournage. Il ne fallait surtout pas de surjeu ou d’affect de la part des comédiens. On est parti de l’idée que ces garçons étaient sauvages, qu’ils n’avaient pas grandi dans le monde, qu’ils n’avaient pas les codes comme l’a dit Caroline. Ça avait donc du sens qu’ils s’expriment de façon pure, simple. Il n’y a jamais de sous-entendu dans leurs phrases. Il coûte à chaque personnage de parler. Mais quand ils sortent de leur mutisme, ce qu’ils disent prend toute son importance. Ça apporte une touche romantique, la parole a une véritable valeur. Elle n’est pas vide. Les personnages de nos films sont toujours super pudiques. D’utiliser la voix-off et la musique permet justement de traverser leur carapace et de faire accéder le public à leur intériorité.
Caroline Poggi : Le vrai personnage du film, pour moi, c’est l’émotion. Et elle circule aussi par la parole, à travers la manière dont celle-ci s’échange librement au sein du groupe. Parfois, les garçons se disent des choses bouleversantes et apaisantes, parfois, les mots sont cruels. Dans tous les cas, leurs mots comptent. Le spectateur est pris dans le relief des confidences que se font les personnages. On l’invite dans cette intimité-là.
Comment avez-vous procédé pour le casting du film ?
Caroline Poggi : Pour le rôle de Jessica, Aomi Muyock était notre premier choix, on l’avait vue dans Love (de Gaspar Noé, NDLR), elle nous avait tapé dans l’oeil. L’étrangeté qu’elle dégage, son aura, tout collait au personnage. Ce qu’on voulait, c’était être en fascination autant que le sont les garçons dans le film vis-à-vis de Jessica. Et Aomi nous a fascinés et inspirés.
Jonathan Vinel : Oui, pour Jessica, c’était simple. Jessica est un personnage très mystérieux et Aomi nourrit naturellement ce mystère. C’est pour le groupe de garçons que ça a été ardu. Ils sont 10 en tout et ils devaient tous avoir des personnalités différentes, des physiques différents aussi, pour ne pas qu’on puisse les confondre, déjà qu’ils ne sont pas très bavards…
Caroline Poggi : C’est la première fois qu’on a fait un casting de cette ampleur-là. On a travaillé avec Kris Portier Debellair, la directrice de casting d’Haneke et de Mandico entre autre. On a appris tellement de choses avec elle. On a pris le temps de rencontrer les acteurs qu’on aimait bien, de parler simplement avec eux autour d’un café. On cherchait des sensibilités et des attitudes qui pouvaient correspondre aux personnages que nous avions écrits. Le processus de casting a pris 6 mois en tout.
Jessica Forever – réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Avec : Aomi Muyock, Paul Hamy, Lukas Ionesco, Eddy Suiveng … Durée : 1H37. En salles le 1er mai 2019. FRANCE.