Défragmentation
Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes et sorti en salles dans la foulée, Sibyl, troisième long métrage de Justine Triet, croque le portrait d’une quarantenaire qui ne distingue plus le vrai du faux ni le laid du beau. C’est Virginie Efira qui incarne cette héroïne en plein décrochage, une romancière reconvertie en psy qui, après 10 ans de cabinet, décide de le fermer pour se remettre à écrire. Mais reprendre la plume n’est pas sans risque. Reprendre la plume, c’est repenser au passé, et celui de Sibyl prend beaucoup (trop) de place. Sibyl se projette ailleurs, là où il y a plus de gravité que de légèreté, quittant son îlot parisien pour Stromboli, ses agitations sentimentales et ses attractions fatales. Justine Triet marie à l’écran le langage psychanalytique au langage filmique, assumant le champ lexical du transfert et de la déconstruction (forme de bovarysme aigu) comme Woody Allen dans Une autre femme, Harry dans tous ses états ou plus récemment Blue Jasmine. Le point de tension du récit s’articule autour d’une rencontre, celle de Sibyl et Margot (Adèle Exarchopoulos), jeune actrice qui lance à la psy un SOS qu’elle ne peut pas ignorer. La vie intime de Margot, les doutes qui la transpercent, l’enfant qu’elle porte mais qui l’encombre, Sibyl les transforme en carburant pour son nouveau roman, allant jusqu’à flirter avec les limites de la déontologie avant d’entrer en fusion avec sa patiente. Volcanique, le nouveau film de Justine Triet épate par son sens du cadre et de la (dé)composition des espaces, par la conduite d’un récit à la chronologie qui éclate et fait bouger les lignes et les dimensions. Il épate aussi par le talent de ses comédiennes et leur tempérament de feu : Virginie Efira, grandiose (on lui offre volontiers le prix d’interprétation féminine), Adèle Exarchopoulos, troublante, Laure Calamy, vibrante, et Sandra Huller, drôle à se damner. Avec elles, on passe par tous les états, on traverse les frontières entre les genres, on adopte l’allure décalée de Justine Triet, ses fulgurances atypiques, mais aussi son regard si précis et si moderne sur la sexualité, sur la maternité, sur la création comme un état de démence et de jouissance semblable au vertige amoureux. Le voyage entre Eros et Chaos que nous propose la cinéaste est étonnant, inconfortable, libérateur et passionnant, que ce soit dans sa première partie, mentale, intérieure, ou sa seconde où toutes les coutures explosent. Comment rassembler les pièces de notre propre puzzle ? C’est toute la question que Justine Triet et son coscénariste Arthur Harari posent de concert, prolongeant la réflexion de Victoria sur l’affranchissement et le décentrement.
Réalisé par Justine Triet. Avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos, Niels Schneider, Laure Calamy, Sandra Huller, Paul Hamy … Durée : 1H40. En salles le 24 mai 2019- FRANCE.