Papa de plusieurs fictions – des séries, des courts et un long (Gaz de France) -, Benoit Forgeard est de retour en ce début d’été avec une nouvelle comédie qui court-circuite les idées reçues sur l’amour, le bonheur et le succès. Dans ses chroniques pour SoFilm il y a quelques années déjà, Forgeard imaginait des pitchs du futur (compilés dans le livre “L’année du cinéma 2027”, Ed. Capricci). Le pitch d‘Yves aurait pu faire partie de l’ouvrage : un rappeur en panne d’inspiration fait l’acquisition d’un frigo intelligent avec lequel il va nouer des liens fraternels, jusqu’à ce que la machine devienne infernale… Dans le rôle du rappeur, on retrouve William Lebghil, dans celui de la fille inaccessible pour laquelle il craque, Doria Tillier, le manager du rappeur est interprété par Philippe Katerine (merveilleux), quant au frigo, il est doublé par Antoine Gouy, acteur français aperçu dans la série Au Service de la France. Entretien avec Benoit Forgeard, réalisateur et auteur de cette farce musicale et futuriste qui a fait la clôture de l’édition 2019 de la Quinzaine des réalisateurs, en salles le 26 juin.
On sait votre imagination galopante, mais comment est née l’idée de mettre en scène un frigo intelligent ?
Benoit Forgeard : J’ai toujours eu une propension à imaginer des scénarios improbables, ce qui parait infilmable m’attire. Parmi ces idées-là, il y avait celle d’un frigo intelligent, mais elle s’est en réalité confrontée à une expérience plus directe. Je suis allé à une conférence au Collège de France sur la robotique en 2012, et il y avait un type, le directeur de la société française qui avait conçu le robot Nano, qui racontait que d’ici quelques années, la voiture intelligente allait être mise sur le marché, qu’elle détectera l’endormissement du conducteur, prendra temporairement les commandes, se garera sur le côté et appellera un proche pour prévenir de la situation. Dans la salle, tout le monde trouvait cette anecdote géniale, et moi ça m’a fait beaucoup rire parce que j’ai tout de suite imaginé les situations vaudevillesques ou simplement comiques que ça pouvait engendrer. N’importe quel objet intelligent du quotidien devenait prétexte à rire, comme un peigne capable de te dire que tu perds tes cheveux ou qui t’alerte sur le fait que tu aies des pellicules et qu’il faille changer de shampoing. L’évolution technologique ouvre un potentiel comique ! Je me suis dit qu’il fallait que je fasse une comédie sur l’émergence des IA (intelligences artificielles, Ndlr) dans le quotidien domestique, c’est-à-dire des IA qui non seulement communiquent avec toi mais te font aussi la leçon, parce qu’elles te recommandent des choses, a priori bonnes, adaptées à ce dont tu manques en tout cas.
L’inspiration au rendez-vous, le scénario a-t-il était simple à composer ?
Benoit Forgeard : Oui et non. Il a connu beaucoup d’évolutions. Dans la première version, le frigo changeait de genre, c’était un frigo-femme qui racontait sa vie en flash-back. Ça me semblait très bien, mais Emmanuel Chaumet, mon producteur, m’a dit que ça paraissait un peu complexe… J’ai laissé passer quelques mois, j’ai retravaillé le scénario en faisant souvent appel au regard de divers lecteurs et lectrices, pas seulement des proches ou des gens de mon entourage, c’était plus vaste que ça. Je suis progressivement arrivé à une version plus simple où l’idée maitresse était celle d’une rivalité artistique entre un humain et un frigo intelligent.
La profession de Jerem – rappeur – était donc une évidence ?
Benoit Forgeard : Qu’il soit musicien, oui, mais l’idée d’en faire un rappeur est venue après coup. L’univers du rap s’est révélé être beaucoup plus riche et intéressant à exploiter, à la fois parce que c’est de la musique populaire et contemporaine, et aussi parce que dans la langue, dans le verbe, parfois grossier, c’était ce qu’il y avait de plus amusant à faire dans cette situation, ça participait de la mécanique comique. Puis, cerise sur le gâteau, je pense que ce qui est bien aussi avec un personnage de rappeur, c’est qu’on n’a pas de mal à l’imaginer obnubilé par des questions de virilité, et par conséquent, le fait qu’il soit soudain en concurrence avec une machine, à la fois dans la vie professionnelle et dans la vie privée, devenait intrigant. En revanche, je ne voulais pas que le frigo soit physiquement plus grand que le personnage du rappeur, pour ne pas que ça semble totalement humiliant.
Entre Jerem et Yves, il y a So, interprétée par Doria Tillier, personnage qui ouvre le champ à une love story pas comme les autres…
Benoit Forgeard : Là encore, la relation entre les personnages a évolué. Au départ, So et Jerem était un couple déjà installé, mais je sentais que quelque chose clochait, que tout ceci était trop stable. J’ai imaginé alors un personnage féminin plus rare, une statisticienne avec laquelle Jerem n’a a priori aucun point commun. Ce nouvel enjeu sentimental et sexuel pour Jerem est né comme ça. Ça a permis de réchauffer l’histoire, et c’était sur les conseils d’Alain Layrac, qui enseigne le scénario. Il m’a poussé, et à raison, vers la construction d’une romance solide et crédible. Que Jerem tombe amoureux de So au premier regard, ce n’est pas totalement improbable, elle est tout ce qu’il y a de plus désirable et inaccessible pour un mec comme Jerem, en revanche, l’attachement que So va nourrir pour ce rappeur au chômage et en survêtement est un peu plus tordu, et il fallait que ça soit palpable.
Jerem, interprété avec talent par William Lebghil, a en effet sur le papier tout du loser flamboyant.
Benoit Forgeard : J’aime les personnages comme ça, pas très brillants mais extrêmement attachants. Les raps de Jerem ne sont pas nuls, mais c’est un type frustre, il n’est pas adapté à son époque, et donc il a du mal à percer. La lose au cinéma est un terrain glissant parce qu’elle a souvent été décrite, mais j’avais besoin que quelque chose dysfonctionne pour qu’Yves ait un sens dans cette fable. Lorsqu’il arrive chez Jerem, il a beaucoup à faire car Jerem est perfectible. Yves est là pour améliorer Jerem, pour qu’il devienne une meilleure version de lui même, et les conseils qu’il lui donne, de son point de vue, sont utiles à son épanouissement.
Si Yves semble bienveillant, il est aussi l’expression symptomatique d’une société sous emprise de la technologie et d’une génération (les trentenaires) qui lui cède parfois par pure flemmardise…
Benoit Forgeard : Ce qui est drôle de mon point de vue, c’est qu’il semblerait que tout le monde fasse allégeance aux machines sans trop se poser de questions. C’est tout le problème des IA à partir du moment où elles deviennent fortes et prescriptrices, c’est qu’il est difficile d’y échapper. Si nous étions à la place de Jerem, et que tout d’un coup on avait la chance comme ça d’avoir un frigo qui sait faire ce qu’on sait faire mais en mieux, écrire des articles à notre place par exemple ou composer un morceau de musique, ça serait difficile de ne pas céder à la tentation non ?
Personnellement, ça vous inquiète ?
Benoit Forgeard : Non, mais ça me passionne, surtout la question de ce qui nous préserve d’être absolument remplacé par des engins, particulièrement dans le domaine de l’art ou en ce qui concerne les rapports humains. Ce sont des choses très ténues, et a priori, ce n’est pas demain la veille que ça arrivera, mais c’est une réflexion que je me fais souvent. Il existe des machines capables de reproduire des morceaux de musique classique, comme du Bach. Ça n’en a peut-être pas l’âme, mais ça sonne tout comme. Le rap étant un genre parfois assez formaté, on peut sans mal imaginer qu’un ordinateur paramétré en conséquence puisse fabriquer des tubes en suivant des algorithmes précis et alors détrôner des rappeurs renommés.
A propos de musique, on retrouve au générique le nom de Bertrand Burgalat, déjà compositeur de la musique de Gaz de France, mais pas que…
Benoit Forgeard : La bande-originale est en effet divisée en deux blocs. La musique rap du film a été composée par un garçon qui s’appelle Mim, un fameux beat maker, et les paroles ont été écrites par un rappeur qui s’appelle Tortoz. J’avais au préalable écrit les titres des chansons et grattouillé quelques idées, c’est pour ça qu’au générique il est indiqué qu’on cosigne certains des morceaux de Jerem, mais c’est principalement Tortoz qui a trouvé les bonnes punch-lines. Je voulais que ça sonne bien, que ça sonne authentique. William Lebghil a participé à l’enregistrement, il a passé 3 semaines à faire du rap pour devenir crédible, pour que ça ne fasse pas toc ou cheap.
Jerem, So et Yves sont des prénoms courts. Comment les avez-vous choisis ?
Benoit Forgeard : J’ai un goût très instinctif pour ça. J’aime les diminutifs, les noms qui sont interrompus. Jerem, c’est un nom qui m’inspire quelqu’un de bon, et So, j’aimais bien ça aussi. Quant à Yves, il s’est longtemps appelé Dan, il n’y avait pas de références particulières derrière le choix du prénom du frigo. Dan avait un côté anglo-saxon. Mais j’ai penché pour Yves, un nom désuet qui m’a paru rigolo. Puis ça a permis ce clin d’œil en forme de jeu de mots pour le titre international : All about Yves !
William Lebghil et Doria Tillier sont pour la première fois réunis sur grand écran et ça matche ! Qu’est-ce qui vous a convaincu de travailler avec cet acteur et cette actrice qui appartiennent à deux familles d’humour très différentes ?
Benoit Forgeard : J’ai vu peu de comédiens pour le rôle de Jerem. J’avais travaillé avec William il y a quelques années sur un court métrage en 2011 (Fuck U.K, Ndlr), il était tout jeune à l’époque, enfin il est encore tout jeune aujourd’hui, mais il était encore plus jeune à ce moment-là. Il n’avait pas encore tourné dans SODA (sitcom avec Kev Adams, Ndlr). Au moment de rentrer dans le vif du casting, on s’est rencontré à nouveau, on s’est revu. Je trouvais qu’il avait pris de l’étoffe, que c’était devenu un comédien assez différent. J’ai compris qu’il avait très vite capté que ce je voulais pour ce personnage. William est bosseur et instinctif. Avec Doria, on ne se connaissait pas du tout. Au début, on était chacun sur nos gardes. Mais j’ai tout de suite senti qu’elle allait amener quelque chose de neuf et de nouveau à mon cinéma.
Avez-vous noté des évolutions quant à vos méthodes de direction d’acteur ?
Benoit Forgeard : Je crois que j’étais plus détendu que les précédentes fois. Pas au point d’accepter l’improvisation, mais je ne suis plus à la virgule comme avant, je crois que j’ai laissé les actrices et acteurs respirer, justement à cause du frigo, si c’était trop froid, trop raide, ça ne pouvait pas fonctionner, ça allait devenir un film trop techno. Il fallait plus de chaleur et de détente chez les comédiens. Je me suis adapté à ça. C’est le principal changement que je relève.
Yves, en salles le 26 juin 2019. Avec Willima Lebghil, Doria Tillier, Philippe Katerine, Alka Balbir… Durée : 1H47. FRANCE.
Clip Yves : https://www.youtube.com/watch?v=av1_XqBQZN8