Chez FrenchMania, nous nous sommes toujours intéressés aux premières fois, aux premiers films, aux institutions qui les soutiennent et même aux ateliers où ils se fabriquent. Cette année, Émergence a fêté ses 20 ans. 20 ans, et 50 premiers longs sortis en salles. Des fictions, des documentaires, des drames, des comédies, du cinéma d’auteur à spectre large que l’association, créée en 1998, principalement financée par le CNC et la Région Ile-de-France, a soutenu dès le berceau. Quelques titres, dans le désordre : Un poison violent de Katell Quillévéré, Augustine d’Alice Winocour,A peine j’ouvre les yeux de Leyla Bouzid, Tristesse Club de Vincent Mariette, Compte tes blessures de Morgan Simon, Après la guerre d’Annarita Zambrano ou encorePerdrix d’Erwan Le Duc, passé par La Quinzaine des réalisateurs en mai dernier, au cinéma le 14 août.
Émergence, le cinéma en Résidence
Ni école ni pension, Émergence se définit comme un laboratoire de création et de fabrication à destination des réalisateurs et réalisatrices qui développent leur premier long métrage. C’est Élisabeth Depardieu, actrice française, qui pose les toutes premières pierres de l’édifice, avec la fervente intention de favoriser le renouvellement des talents français et francophones en offrant aux cinéastes en devenir les moyens de s’accomplir tout en s’exerçant. A leurs côtés, pour les épauler et les conseiller lors des sessions annuelles, des équipes de professionnels qui œuvrent à différents postes capitaux : cinéastes, scénaristes, chefs opérateurs et opératrices, monteurs et monteuses, directeurs et directrices de casting, compositeurs et compositrices de musique, producteurs et productrices, avec lesquels les lauréats peuvent travailler et échanger sans filtre. “A l’époque où Émergence s’est créé, il n’y avait pas encore ces incubateurs ou fabriques de scénario comme le Groupe Ouest ou le Torino Film Lab. Depuis quelques années, ces résidences d’écriture ont pris une place importante, et ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’Émergence est l’étape d’après. Les derniers développements du scénario sont certes apportés en Résidence, mais ce qui se joue surtout ici, c’est la pré-production du film” fait remarquer Laurent Lavolé, producteur et délégué artistique de la Résidence Cinéma. S’il se réjouit du développement de ces incubateurs de scénarios un peu partout en Europe, il observe cependant le risque à terme d’un effet pervers qu’il appelle “standardisation des récits. (…) La tentation serait de n’appuyer que les projets des super pitcheurs qui sont passés par ces différents ateliers d’écriture et ont acquis certains codes, alors qu’il y a parfois des projets décrits de manière plus laborieuse et moins conventionnelle qui méritent tout autant d’attention”. Nathalie Bessis, déléguée générale d’Émergence depuis 10 ans, rappelle que le temps de la Résidence est décomposé en plusieurs mouvements : “Il y a évidemment le temps de la réflexion les premières semaines, puis les choses s’accélèrent, très vite dans le processus intervient un directeur de production, et toute la chaîne s’enclenche ainsi. Casting, repérages, choix de scènes à tourner, composition musicale, etc.”.
L’objectif de la Résidence est donc de mettre les apprentis cinéastes de tous bords qui l’intègrent en situation, en action, en condition, entourés de leur équipe technique; de les engager à tourner, dans une économie réduite, pour conforter ou reconsidérer leurs intentions avant le jour J. Pour cela, une série d’exercices a été imaginée pour stimuler leur créativité, dans des locaux et décors implantés à Marcoussis, dans l’Essonne. “Il y a aujourd’hui une pression tellement forte du marché et des partenaires financiers que d’avoir cette espèce de bulle protégée pour se mettre à l’épreuve, travailler, essayer, se planter, c’est hyper important pour donner aux cinéastes plus de confiance en eux” affirme Laurent Lavolé. A la fin de la Résidence, les scènes tournées et montées sont présentées aux équipes porteuses des projets et aux partenaires d’Émergence. Elles peuvent, pour les cinéastes qui les ont tournées, avoir différents usages par la suite (des extraits concrets et concentrés à présenter aux producteurs, distributeurs ou diffuseurs que la plupart cherchent encore), mais elles ont surtout vocation à renforcer la confiance des réalisateurs et réalisatrices qui savent que le chemin d’un premier film est long. C’est donc, par la mise au défi, que la Résidence cultive cette confiance, persuadée que pour apprendre, il faut faire. “Ce qui n’est pas négligeable pour les cinéastes ainsi mis en condition, c’est que ça révèle la possibilité ou non de travailler avec les techniciens qu’ils ont choisis, de voir si la relation fonctionne ou pas. Certains des lauréats de la Résidence ont d’ailleurs rencontré sur place des techniciens ou des artistes avec lesquels ils ont travaillé par la suite” poursuit Laurent Lavolé.
Ce sont cinq jeunes talents qui chaque année embarquent pour 6 mois dans cette Résidence de cinéma qui multiplie les rencontres et les ateliers – un ticket obtenu après une sélection rigoureuse, sur la base d’un projet de scénario, opérée par un comité de lecture puis un jury dont la présidence change à chaque édition mais avec pour membres permanents Élisabeth Depardieu, présidente d’honneur d’Émergence, et Dominique Besnehard.
Passage à l’acte
Morgan Simon, réalisateur passé par Émergence en 2014, revient sur son expérience en Résidence et les raisons qui l’ont conduit à s’y engager : “J’avais, avant d’intégrer la résidence, précédemment participé à plusieurs workshops comme le Jerusalem International Film Lab. J’avais conscience à quel point ce genre d’atelier pouvait être bénéfique dans l’écriture, dans l’approfondissement d’un projet. Toute l’équipe de ce programme, en particulier Élisabeth Depardieu, a été dans une véritable démarche d’accompagnement, il y a eu beaucoup de bienveillance. Tourner les scènes libres, celles extraites du scénario, a été extrêmement bénéfique. Grâce à Tatiana Vialle qui s’occupait du casting, j’ai rencontré Kévin Azaïs qui a fini par obtenir le rôle principal. Je l’ai confronté à Nathan Willcocks, avec qui j’avais fait plusieurs films, dans des scènes qui n’étaient pas tirées du scénario de l’époque. Il y a eu une vraie connexion entre Kévin et Nathan, j’ai senti que je pouvais aller loin avec eux et j’ai recentré l’écriture du film sur la relation père-fils. J’avais demandé à deux cinéastes d’être mes parrains, Sylvie Verheyde et Paul Vecchiali, deux styles différents, mais deux visions d’un cinéma français libre qui n’a pas froid aux yeux. Sylvie est venue sur le tournage des scènes, a suivi le montage, elle était présente, Paul, par sa localisation géographique et son âge, était plus un parrain spirituel qui m’a irrigué de sa bienveillance. Je suis toujours en contact avec eux, j’étais heureux qu’ils acceptent”.
Erwan Le Duc, lui aussi résident en 2013, raconte : “Mon cas est un peu particulier. J’avais entendu parler d’Émergence par des amis qui l’avait fait, notamment Vincent Mariette, mais je ne pensais pas du tout à postuler… Je venais de terminer un court métrage, et j’avais repris mon boulot de journaliste sportif, profession que j’exerce toujours. Je rentrais de reportage quand Élisabeth Depardieu m’a appelé pour me dire qu’elle avait beaucoup aimé mon court métrage (Le Commissaire Perdrix ne fait pas le voyage pour rien, NDLR) et pour me demander si j’avais un projet de long. J’étais un peu pris de court ! J’ai dit oui, mais je n’avais que des notes à ce moment-là. Il a donc fallu que je me mette un coup de pied dans le derrière pour écrire une première version de scénario, avec continuité dialoguée, et l’envoyer à Émergence dans les temps impartis. Je me suis mis au défi de répondre à cette attente formulée par Élisabeth, et ça a été une expérience tout à fait passionnante. J’ai été sélectionné et j’ai fait lors de sessions de travail des rencontres déterminantes pour la suite de mon parcours. J’ai proposé à Maud Wyler, que j’avais déjà rencontré pour lui parler d’un rôle dans un des courts métrages que je développais, de venir tourner dans les deux scènes que nous devions mettre en boîte en deux jours, dans les conditions du réel, à Marcoussis, mais je n’avais pas envisagé de rôle pour elle dans ce long métrage a priori. Ça a été une révélation pour moi, elle était de toute évidence l’actrice parfaite pour le personnage de Juliette Webb, héroïne de Perdrix, et ça je l’ai compris lors de ce micro tournage précisément. C’est typiquement le genre d’événements assez heureux qu’on peut rencontrer à Émergence et qui font gagner un temps précieux pour la suite. Il y a plusieurs techniciens et artistes que j’ai rencontrés là-bas et avec lesquels j’ai travaillé sur plusieurs de mes courts et sur Perdrix, comme la compositrice Julie Roué”.
Parité et défis d’avenir
La Résidence Cinéma a accueilli en 2019 Steve Achiepo, Loïc Barché, Hélène Merlin, Céline Rouzet et Lawrence Valin (prochainement à l’affiche, en tant que comédien, de Haut perchés de Ducastel et Martineau), cinq cinéastes en herbe dont les courts métrages ont pour la plupart suivi le circuit des festivals et obtenu des prix et dont le premier long se fabrique donc. “Émergence c’est un moment, un geste fort,
une main qu’on vous tend pour vous dire « on croit en votre projet, on pense que vous allez faire votre film». C’est super important” explique Katell Quillévéré, présidente du jury 2019.
“Je suis arrivée il y a 10 ans à Émergence, et nous avons tout de suite travaillé main dans la main avec Élisabeth Depardieu. Aujourd’hui, une centaine de projets sont envoyés et soumis annuellement aux comités de lecture, mais aux débuts d’Émergence, Élisabeth n’a pas hésité à prendre son téléphone pour convaincre des jeunes réalisateurs et réalisatrices dont elle avait aimé les courts métrages de déposer un scénario de long. Élisabeth avait très tôt identifié le talent de réalisatrices comme Katell Quillévéré ou Mia Hansen-Løve. La question du 50/50 se pose différemment chez nous car nous avons toujours eu beaucoup de réalisatrices inscrites et sélectionnées. Quant à nos comités de lecture et à notre jury, ils sont paritaires, cela va de soi” souligne Nathalie Bessis.
Si la Résidence est le programme phare d’Émergence, Nathalie Bessis explique combien il est important pour elle d’ouvrir le champ à d’autres secteurs, comme les séries ou la fabrication de podcasts : Il m’a paru important de poursuivre l’engagement d’Élisabeth Depardieu tout en créant de nouveaux ateliers, complémentaires, comme un deux programmes annuels dédiés aux séries“. La Fabrique des séries a été mis sur orbite en 2017, pour les scénaristes qui souhaitent rejoindre des séries existantes ou concevoir leur propre série, et vise à enseigner les spécificités techniques et artistiques de l’écriture sérielle. “La fausse bonne idée aurait été de faire un Émergence des séries, mais ça n’avait pas de sens, le système de financement n’a rien à voir, la place du diffuseur est capitale, donc on ne va pas tourner des scènes sans diffuseur… Bref, la réflexion ne pouvait pas être la même. Je me suis dit qu’une formation continue autour de l’écriture de série pouvait fonctionner et répondre à une attente concrète. Le programme dure 20 jours, et les ateliers sont dirigés par des professionnels comme la réalisatrice et scénariste Audrey Fouché (Borgia, Les Revenants) ou Raphaël Chevènement, scénariste pour Baron noir ou Le Bureau des légendes”. C’est bien en réalité la même ambition qui traverse la Résidence Cinéma et les programmes dédiés aux séries : révéler et accompagner les cinéastes et scénaristes de demain.
Propos recueillis par Ava Cahen
Photos transmises par l’agence Les Piquantes.