Grand prix, prix du jury jeune, prix du meilleur interprète masculin pour Niels Schneider et prix du public, Sympathie pour le diable, présenté au Festival International du film de Saint-Jean-De-Luz en octobre dernier, a tout remporté sur son passage. Ce film inspiré des souvenirs du reporter Paul Marchand à Sarajevo en 1992, quelques mois après le début du siège, sort ce mercredi en salles. Entretien avec son réalisateur passionné, Guillaume de Fontenay.
Quatorze ans que vous avec ce film en tête. Le tournage, lui, a duré trente jours, ce qui est court pour un film de cette envergure. Comment tout cela s’est-il passé ?
Guillaume de Fontenay : Ça a été très difficile de faire exister ce film, de trouver les bons partenaires et interlocuteurs. Difficile surtout de susciter l’intérêt des financiers qui, en résumé, pensaient que personne ne serait sensible à ce que raconte le film ni à ses personnages à angles durs. La bataille a en effet duré quatorze ans pour mener à bout ce projet. L’un des arguments réguliers des adversaires du scénario était que Paul Marchand n’était pas une vedette, que le grand public ne l’identifiait pas et, qu’en plus, il était d’une nature plutôt antipathique. On vit une époque extrêmement policée où les personnages faits de trop d’aspérités dérangent les bienpensants, et Paul, de par son approche raide et radicale, faisait peur à tout le monde. Depuis le premier jour pourtant, j’ai cru à ce film, et les refus que j’ai du essuyer ont été difficiles à digérer parce qu’il n’a jamais été question pour moi de faire un film à thèse ou un film de niche. J’ai été heurté par le manque de sensibilité de certaines lectures, par certains retours qui négligeaient complètement l’aspect humain du film et la puissance évocatrice de son contexte – la guerre de Bosnie -, renâclé, comme à l’époque déjà, alors que ce n’est pourtant pas qu’une anecdote dans l’Histoire.
C’est un film de genre que vous réalisez, mais qui, pourtant, échappe aux conventions et aux classifications hâtives.
Guillaume de Fontenay : En effet. Ce n’est pas un film de guerre. Ce n’est pas non plus un biopic sur Paul Marchand. C’est le portrait d’un être humain qui regarde les autres êtres humains et s’affolent de voir que leur sort n’intéressent qu’une poignée d’individus. Puis c’est aussi un cri d’amour à toute la profession, aux journalistes et grands reporters, au travail qu’ils abattent. Depuis qu’il est en poste, le président des États-Unis passe son temps à décrédibiliser la presse et les grands titres nationaux en criant à la finasserie et aux fake news… Au secours ! J’ai essayé d’avoir un discours précis sur une guerre compliquée à laquelle personne n’a jamais vraiment rien compris ou ne s’est intéressé suffisamment de près, alors que la Guerre de Bosnie, c’était dix morts par jour, des bombardements, et le silence et l’inaction de la communauté internationale face à la prise d’otages des civils, abandonnés dans ce conflit fratricide. C’est juste insoutenable. Malheureusement, ça se passe partout aujourd’hui encore, en Syrie, au Yémen, au Soudan… Il ne faut jamais oublier que les premières victimes de ces guerres sont les innocents. Je trouvais ça terriblement important de faire un film sur cette guerre, et sur sa population, dont une partie est musulmane, et, surtout à une période où on stigmatise les musulmans, de ne pas nourrir des fantasmes stériles. Un serbe et un bosniaque, ça a la même couleur de peau, le même sang, le même ADN. Paul Marchand avait une expression qui était “Ciao Brothers“. Si je n’avais pas appelé le film Sympathie pour le diable, je lui aurais donné cette expression pour titre parce qu’elle dit bien qu’on a une responsabilité collective, qu’on appartient tous à une même et grande famille qu’est l’humanité. Frères et sœurs, on l’est tous.
Le portrait que vous faites de Paul Marchand est tout en nuances. Ce n’est pas une hagiographie…
Guillaume de Fontenay : J’ai bien essayé de me garder de faire de Paul un héros ! Je me devais d’observer une certaine distance par rapport au personnage, au conflit et au thème du journalisme lui-même. Je suis un fervent défenseur de la presse. Les journalistes sont essentiels pour prévenir le monde des maux et crises qui le rongent, ils informent, et ça évite je crois à l’humanité d’être absolument apathique. Paul n’a pas toujours eu le bon comportement ou adopté les bonnes méthodes. L’exercice de sa profession, il en avait une vision très personnelle et l’idée n’était pas de juger de cela, mais de tenter de faire le portrait complexe d’un homme de terrain révulsé par la torpeur et le flegme de ses concitoyens. J’ai toujours envisagé le cinéma comme étant un médium capable de montrer le parallélisme des vies, avec pudeur et rigueur. J’espère avoir réussi à cet endroit à toucher quelque chose du doigt. Visuellement parlant, je n’avais pas envie de tomber dans la grammaire classique de champ/contre-champ, mais de casser le côté immersif du film par une véritable mise en scène qui évite, je l’espère, les motifs tape-à-l’œil. Mathilde Van De Moortel, au montage, a fait un travail exceptionnel, comme Pierre Aïm, le chef opérateur, et l’ensemble des acteurs, Niels Schneider, Vincent Rottiers, Ella Rumpf, Arieh Worthalter … Tout le monde s’est investi dans le film.
Quels étaient vos rapports avec Paul Marchand avant de faire le film ?
Guillaume de Fontenay : J’ai d’abord rencontré son texte, Sympathie pour le diable. A la fin des années 90, je voulais le mettre en scène pour le théâtre. J’imaginais quelque chose de très épuré. Un acteur, une lecture, une chaise d’écolier, des postes de télévision qui passent des informations en boucle, et la voix de Paul Marchand, donc, qui témoigne. Mais à l’époque, je n’ai pas eu le courage et l’audace de contacter Paul, et ce n’est qu’en 2005 que nous nous sommes officiellement rencontrés. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment ressenti l’urgence de faire ce film. J’avais des petits boulots dans la publicité, c’est comme ça que j’ai fait mes armes, parce qu’il fallait bien travailler en attendant et nourrir ma famille. J’ai mis plus de temps que n’importe qui pour terminer ce film, mais mon approche du sujet, elle, n’a jamais changé. Le type de caméra, de format, le rapport à la guerre et au sang, tout était pensé en amont, depuis des années. Je ne voulais faire ni dans le sensationnalisme ni dans le décorum. Et c’est sûrement ce qui rend le film un peu difficile d’accès au départ, parce que le début est très âpre. J’aborde un sujet qu’on connaît peu, et j’étais obligé de faire les présentations si je puis dire, de montrer les visages des ceux et celles qui sont au cœur de l’enfer. C’était important de mettre en place ces choses-là comme de mettre en place leur quotidien, et la manière dont Paul et ses collaborateurs agissent sur le terrain. Il y a des moments où il ne se passe rien, et je voulais montrer cet aspect-là aussi du métier de reporter, la suspension de l’action pour un temps indéterminé.
Le personnage de Paul est pivot, mais il n’éclipse pas les autres personnages qui, chacun à leur manière, révèlent les couleurs de son caractère bien trempé.
Guillaume de Fontenay : Oui, c’était une préoccupation importante. Je ne voulais pas que les personnages autour de Paul soient caricaturaux ou représentés avec moins d’objectivité que lui. Je me devais de respecter la nuance partout. On ne devait jamais être enfermé dans le point de vue de Paul ou qu’il écrase les autres personnages du film. Le personnage de Boba par exemple, qu’interprète Ella Rumpf, est aussi fort que le personnage de Paul. Il n’y a pas de chef de bande, mais des hommes et des femmes qui ont chacun une existence propre qu’il fallait faire valoir à l’écran. Paul avait une sensibilité très à vif. C’était un romantique qui se cachait. Un homme profondément blessé, par ce qu’il a vu, par la vie, les batailles qu’il a menées. La distance que je garde, elle était nécessaire pour qu’on perçoive la radicalité de Paul vis-à-vis de sa mission et de sa profession. Je ne devais pas prendre partie, mais le suivre de manière assez neutre dans son activité.
Comment s’est déroulée l’étape du casting ?
Guillaume de Fontenay : J’ai été voir Antoinette Boulat (directrice de casting NDLR), parce que sa sœur est photographe de guerre aussi, pour lui proposer de m’aider dans la recherche des acteurs et actrices. Elle connaissait très bien le milieu, ce qui nous a fait gagner un temps précieux à ce niveau-là, et je dois avouer que Niels Schneider s’est tout de suite imposé. Il y a chez lui une fêlure qui m’a séduit. C’est un acteur qui a de la profondeur, et qui n’a plus besoin de jouer les beaux mecs. Il a une sensibilité qui collait à ce que j’imaginais pour le personnage de Paul. C’est ce que je cherchais pour créer une connexion avec Paul, qu’on sente que, lui aussi, malgré son caractère et ses humeurs, a des cicatrices béantes. Pour Vincent Rottiers, qui joue l’un des coéquipiers de Paul, c’est l’intensité qu’il dégage qui nous a donné envie de travailler avec lui. Un photographe de guerre est toujours un peu taiseux. Il est le témoin de l’horreur, et les images sont un bagages traumatiques lourds à porter. Dans son livre Sympathie pour le diable, Paul écrit : “Je suis mort de mille morts”. Parce qu’il a vu des milliers de morts, et c’est forcément difficile après ça de raccrocher les rails. La légèreté n’est presque plus possible. Elle devient insupportable. Pour le personnage de Boba, j’ai retrouvé sa fougue chez Ella Rumpf. Boba, la vraie, a été présente à toutes les étapes du film, elle a été d’une aide et d’un soutien précieux. Cette femme est une véritable source d’inspiration. Elle a vu le film récemment et ça l’a beaucoup remuée. Tout ceux qui ont connu Paul ont été surpris et impressionnés par l’interprétation de Niels Schneider.
Sympathie pour le diable, en salles le 27 novembre 2019 – Rezo Films – Durée : 1H40 – CANADA – FRANCE.
Photo en Une – Copyright Dominik Fusina – portrait réalisé dans le cadre des 24e Rencontres du cinéma francophone en Beaujolais.