Sa première mondiale, ce premier long métrage franco-marocain l’a faite à Cannes, à la Semaine de la Critique plus précisément. En novembre dernier, il a reçu le Prix du Jury des Rencontres du Cinéma Francophone en Beaujolais. Le Miracle du Saint-Inconnu sort le 1er janvier 2020, et c’est assurément LA comédie burlesque de ce début d’année ! Entretien avec son réalisateur, Alaa Eddine Aljem.
La première image du film est un plan fixe sur le désert marocain, paysage qui s’invitait déjà dans vos courts métrages. Pourquoi ce premier plan ? Pourquoi le désert exactement ?
Alaa Eddine Aljem : Il y a en effet ce point commun entre les courts métrages que j’ai réalisés et ce premier long. Je suis attiré par ce décor pour des raisons esthétiques, et je trouve ça important de tourner dans des endroits où l’imaginaire se déploie facilement, où les cadrages me viennent facilement. Quand on sait regarder ce paysage, il est vraiment très riche. Le désert que je filme est composé d’une série de collines, et il y a des montagnes, petites et grandes, en arrière-plan, ce qui donne beaucoup de profondeur à l’image. J’ai toujours voulu travailler sur le rapport de l’homme à la nature, et sur la petitesse de l’homme face à la grandeur de la nature plus particulièrement. Ce décor aride, je l’aime aussi beaucoup pour des questions de temporalités. Mon film a un rythme assez posé et cyclique, et c’est le tempérament de ces lieux-là. J’ai suffisamment passé de temps dans le désert pour me rendre compte qu’il n’y avait pas beaucoup d’action au quotidien, et du coup, la moindre interaction, le moindre événement va prendre une importance plus grande, et ça, ça a nourri la structure du film.
Dans ce désert, il y a un petit village et son mausolée (celui du Saint-Inconnu). Quelle allégorie dessinent-ils ?
Alaa Eddine Aljem : Je voulais faire un film sur une micro-société qui, en quelque sorte, entre en mutation, tiraillée entre deux états, d’un côté, un mode de vie ancestral, traditionnel, bercé par la croyance et la foi, et de l’autre, l’appel du modernisme, son caractère un peu brut, teinté de matérialisme. Le symbole de cela dans le film, c’est cette route qui est en train d’être construite dans le désert. Je voulais aussi que les personnages incarnent ces deux tendances, qu’ils soient ballotés entre ces deux forces-là. Je me suis vite dit que j’étais capable de retranscrire visuellement cela dans une esthétique simple : des personnages qui évoluent entre ciel et terre. Dans le premier plan du film, le ciel et la terre ont la même proportion dans le cadre. Puis, les proportions se mettent à varier. En fonction des personnages, elles changent, soit on est plus dans les terres, dans le concret, soit le ciel prend plus de place, et on est davantage dans l’espoir et l’attente. C’est une ligne esthétique qu’on s’est fixé dès le départ avec le chef opérateur (Amine Berrada, NDLR). Le fait d’avoir un décor assez uniforme – il y a toujours à l’image cette espèce de rocaille, ces couleurs arides qui tirent vers le jaune, couleur des maisons du villages et de certains costumes des personnages, comme celui de Brahim par exemple, qui s’accroche à sa terre – a permis d’avoir une image assez épurée où le moindre petit objet avec lequel on avait envie de jouer devenait plus significatif.
Toute l’attention du village est dirigée vers ce mausolée alors qu’en réalité, il ne renferme aucun saint, mais un sac plein de billets enterrés par un voleur par le passé…
Alaa Eddine Aljem : Des petits villages en pierre et leurs mausolées comme celui du film, le désert en compte plein. Il se développe autour une activité économique nouvelle qui aide les gens des villages alentours à vivre. On ne sait pas qui sont les saints de ces mausolées, parfois il n’y a rien dans les caveaux, ou rien d’écrit dessus, parfois ce sont des animaux qui y sont enterrés. Mais autour de ces mausolées s’est formée une croyance, et certains jurent que les miracles existent parce qu’ils en ont apprécié les bienfaits, parce qu’untel et untel ont guéri… Je pense que le Maroc est un peu à la croisée des chemins. On est une société assez conservatrice mais en même temps, il y a une grande attirance, un élan pour quelque chose de plus moderne, ce qui remet en question pas mal de paramètres et croyances, populaires ou religieuses. Ce qui traduisait le mieux ce décalage pour moi, c’était de faire dans l’absurde.
Diriez-vous que la caméra ici est un témoin ? Une conscience distante ?
Alaa Eddine Aljem : Elle observe. Le fait d’avoir ôté le trop plein de détails permet à l’œil d’aller directement là où on a envie qu’il aille. Le film est exclusivement composé de plans fixes, souvent larges. Il n’y a absolument aucun mouvement de caméra, et nous avons tourné en très grande partie en 35 et 50 mm qui sont deux des objectifs les plus proches de la perception de l’œil humain. L’idée, c’était d’observer ces personnages, les petites absurdités du quotidien auxquelles ils font face, et d’essayer de travailler différents tableaux. Au lieu d’avoir une caméra insistante qui guide le regard par le mouvement, j’ai préféré faire le choix des cadres fixes où les personnages avaient la liberté de bouger d’un cadre à l’autre pour que l’œil du spectateur face lui-même son découpage de la scène, comme dans la vraie vie, quand on parle à des gens ou qu’on les regarde pris dans certaines situations du quotidien, l’œil isole certains points, ils détaillent. La gestuelle des acteurs, les déplacements de leur corps sont autant d’éléments qui activent le regard. Je voulais plonger les spectateurs dans cette ambiance du désert, l’inviter à faire ce voyage avec les personnages dans cet univers-là, qu’il soit en un sens actif lorsqu’ils regardent le film.
Quelles ont été les contraintes techniques liées à ce choix que vous faites d’utiliser peu de décors dans le film ?
Alaa Eddine Aljem : On avait des décors plutôt petits en termes de superficie, et, comme je le disais plus tôt, le film à un côté cyclique, donc on revient un peu toujours dans les mêmes lieux. Mais il y a des petites choses qui changent à chaque fois. On avait peu de choix d’axes par rapport à la superficie des principaux décors, et au lieu de chercher à inventer des axes qui n’auraient eu aucun sens, on a préféré découper chaque décor selon trois ou quatre axes et jouer avec cette grammaire-là. Ça donne l’illusion de quelque chose de plus riche à l’écran, d’une diversité. Et puis, ça a permis aussi de participer au burlesque, à l’humour qu’il y a dans le film.
Justement, l’humour est à plusieurs vitesses dans le film. Vous mélangez les registres et les tonalités.
Alaa Eddine Aljem : Oui, dès le départ, l’idée de faire une fable avec plusieurs registres et approches comiques était évidente, même si beaucoup m’ont dit à l’époque que c’était risqué de nager entre les eaux. Est-ce que c’est une comédie ? Une tragédie ? Un conte ? Ils se posaient la question. Le film a été pensé pour être tout ça à la fois, une fable burlesque un peu à part. Il fallait trouver une harmonie d’ensemble, et le fait d’être dans un style assez unifié et codifié permettait de tenir cette harmonie. Même dans les situations qui sont plus de l’ordre de la comédie, les acteurs sont toujours dans un registre sobre et sérieux, ce qui sur le tournage en a dérouté plus d’un. J’ai demandé aux acteurs d’être dans la retenue, de faire dans l’épure. Tout se jouait à l’intérieur, ils ne devaient jamais grossièrement l’extérioriser. Ça permettait d’avoir, là encore, une unité par l’interprétation, le jeu.
On pense aussi au western lorsqu’on voit le film, certains des codes du genre sont ici employés…
Alaa Eddine Aljem : On a beaucoup travaillé sur cette esthétique de western. Tout le film est écrit pour des duos à l’écran : les deux voleurs, le médecin et l’infirmier, le père et le fils, le gardien du mausolée et le barbier du village… Ces duos, on les a pensés dans l’esthétique des duels. Les personnages sont parfois filmés en plan américain, à la taille, en face à face, on a presque l’impression que quelqu’un va sortir son arme et tirer ! Mais on a plutôt travaillé des duels de regards, tout ce qui se passe à travers les silences, en misant sur des champs-contre-champs, parfois en plans larges, parfois en plans serrés, qui cernent l’opposition de deux expressions. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, la question que je me pose toujours, c’est comment raconter des choses, être dans une espèce de narration avec des images et des sons, sans recourir nécessairement à des dialogues ou des éléments qui seraient plus de l’ordre de l’information. Dans ce film, on raconte avec le minimum d’éléments possible, et on cherche à être dans une narration qui est plus visuelle. Pour en revenir au western, le village a quelque chose d’un village de Far-West, construit avec trois fois rien, au milieu de nulle part, et ça nous a aussi inspiré la musique dans le film. Il y a un mélange de sonorités africaines et de guitares dont les notes se rapprochent de la tonalité des westerns. La musique ne vient jamais appuyer le côté dramatique ou pousser le côté comique, elle est suspensive et n’écrase jamais les sons directs. Elle entre de manière progressive et douce, pareil pour sa sortie.
Le premier personnage du film, c’est ce voleur malchanceux qui n’arrive pas à remettre la main sur son butin. Mais d’autres personnages existent et croisent les intrigues entre elles. Est-ce un film choral ?
Alaa Eddine Aljem : Oui. Le voleur, c’est un peu le fil rouge, celui qui guide le récit. Mais en réalité dans le film, on se balade d’un personnage à un autre avant de se rendre compte que tout est lié, que ça forme UN récit. Ma grande passion dans la vie, c’est d’observer les gens, j’adore me mettre à la terrasse d’un café, regarder mes voisins, regarder la rue, et, pour des raisons qui m’échappent, je suis souvent témoin de petites situations absurdes, parfois elles m’arrivent à moi-même ou à des proches, et du coup, les personnages du film sont pour la plupart inspirés de gens que je connais, même de membres de ma famille. J’ai une famille nombreuse et assez absurde, la matière ne manque pas pour mes prochains films !
Le Miracle du Saint-Inconnu. En salles le 1er janvier 2020. MAROC – FRANCE.