Un roman français
Le duo de réalisateurs, qui nous avait tout fait comprendre des évolutions historiques et juridiques des modèles familiaux menant au mariage pour tous avec quelques petites marionnettes et pas mal d’intelligence dans La Sociologue et l’ourson, revient avec un documentaire passionnant qui suit un jeune militant du Front National pendant les élections présidentielles de 2017. D’une maîtrise parfaite sur le fond, le travail d’Étienne Chaillou et de Mathias Théry est, une fois encore, également exemplaire sur la forme. Avoir un sujet fort qui touche à l’intime et à l’universel, c’est la base d’un documentaire digne de ce nom, parvenir à le transcender en imaginant une forme cinématographique, originale et adéquate, c’est ce que réussit La Cravate. Le sujet de La Cravate, c’est Bastien, jeune militant que les réalisateurs ont suivi et interrogé de novembre 2016 à juillet 2017, donc pendant la dernière campagne présidentielle, dans ses activités de secrétaire de circonscription à la permanence départementale du Front National à Amiens.
Militant depuis 5 ans, Bastien travaille au Laser Quest de Beauvais, il est même en passe de créer la fédération nationale de Laser Tag sous le pseudo de Hamerz (hommage à un militant suprémaciste blanc américain, marque d’un passé trouble). Bastien voit grand pour ses activités de joueur de Laser Game comme pour son parcours en politique. Il se fait expert en buzz internet et filme la première séquence de la chaîne YouTube de Florian Philippot et de son fameux mug à la main dans la « cafèt » du QG de campagne, commentés et repris, moquerie à l’appui, par la presse et notamment par Quotidien. On le suit aux côtés d’Eric, son chef départemental, conseiller régional proche du sommet du parti, qu’il admire et qui s’était distingué de façon maligne via la création d’un groupe dédié à l’écologie, un opportuniste, un ambitieux qui s’est auto-parachuté dans la Somme, un secteur pratique parce que pas trop loin de Paris.
La forme, c’est d’abord celle d’un documentaire ample et sans esbroufe qui suit Bastien dans son quotidien militant, professionnel et, plus rarement, amical : suivi de campagne, de meeting, de réunions et même gros coups d’infiltration médiatique comme la venue de Marine Le Pen juste après Emmanuel Macron auprès des grévistes de l’usine Whirlpool. Bastien se confie sans fard sur ses « bagarres » violentes contre des « racailles » au boulot, sa déception devant les poignards dans le dos au moment des négociations pour les places éligibles qui ébranle son dévouement patriotique (« les valeurs, les idées ne sont que des arguments pour avoir un peu d’argent », se désespère-t-il).
Mais le point fort, c’est la forme. Celle du roman français balzacien, à l’imparfait, du portrait initiatique en 4 parties qui raconte un homme avec respect. Le texte de la voix off, littéraire et savamment composé, est lu pendant que le héros-sujet le découvre, assis dans un fauteuil et filmé. « Quand on te prête des pensées il n’y a rien de faux ? » demandent les auteurs. Parfois, Bastien commente pour minimiser la violence induite par la description du Laser Game qu’ils font dans le roman ou quelques blagues racistes (« J’étais déjà un peu bourré là ») et puis se laisse aller à la confidence avec sincérité sur les moments troubles et actes fondateurs qu’il avait omis d’évoquer sur son passé, sur ses 13 ans, le moment où selon ses dires « tout a basculé ». Et sur le moment, plus tardif, qui verra Marine Le Pen devenir, selon Chaillou et Théry « celle qui avait convertit son mal-être solitaire en engagement politique ». Cette exploration minutieuse de la psyché du jeune militant explicite son parcours, l’apprentissage de la haine, et la façon dont le jeune homme a choisi de prendre en charge de sa colère.
Voir l’extrême-droite française via ce prisme romanesque et personnel, c’est questionner le politique au sens noble, mettre au jour les castes des divers engagés en politique, ceux qui ont les codes de façon presque génétiques et ceux qui ne les ont pas encore ou ne les auront jamais suffisamment. C’est aussi placer au cœur du dispositif des sentiments très humains comme l’idée de se faire une place près du pouvoir, parmi « les hommes qui touchaient les puissants » ou encore l’empathie que ne cesse de questionner le film que ce soit par les séquences assez brutes qu’il donne à voir, mais surtout via la voix off et son procédé méta.
L’intelligence de La Cravate, réside dans sa mise en abyme permanente. Chaillou et Théry questionnent leur propre travail en le soumettant à leur personnage-sujet, évitant ainsi tous les écueils binaires habituels et ouvrant la voie à un vrai propos sociologique, humain et analytique sur le Front National, ses militants, ses tactiques (« les fondamentaux de la dédiabolisation » précise le commentaire), sa violence, celle des actes comme des idées, son histoire, l’histoire, notre histoire … La Cravate, c’est le portrait d’une France oubliée qui s’est radicalisée à travers le regard d’un petit soldat « sympathique », un jeune homme qui érige la « bien-pensance » en ennemie numéro 1 de ses valeurs et qui s’interroge paradoxalement à voix haute : « Je pense au fond être quelqu’un de bien … j’espère ».
Réalisé par Etienne Chaillou et Mathias Théry – 1h36 – FRANCE- En salles le 5 février (Nour Films)