Je suis partie avec ma caméra en voulant faire un film social. La gastronomie est un prétexte pour parler de la situation des femmes dans un environnement professionnel qu’on sait machiste.
Productrice, distributrice, réalisatrice, monteuse, Vérane Frédiani a toutes les casquettes. En 2014, elle co-réalise avec Franck Ribière – son complice à la ville comme à la scène – Steak (R)évolution, une enquête sur la viande à travers le monde, sa qualité, sa traçabilité, sa consommation et production intensive. Aujourd’hui, c’est à la question de la représentation des femmes dans le monde de la gastronomie que Vérane Frédiani s’intéresse. Rencontre avec une globe-trotteuse besogneuse qui se sert de sa caméra pour capturer les combats qu’elle souhaite porter plus haut.
L’attachement du public pour la cuisine – et ses déclinaisons en émissions ou feuilletons – est croissant, mais un documentaire sur les femmes chefs, ça ne doit pas être facile à produire…
Non, effectivement ! Heureusement, les deux films que j’avais faits précédemment m’ont aidée, mais le film est ce qu’il est parce que je l’ai fait en partie toute seule. J’ai travaillé avec un monteur pendant un mois une fois les images et témoignages capturés ; sur le tournage, j’étais souvent seule. Mon mari, Franck, venait m’aider de temps en temps, soit pour tenir la caméra, soit pour garder notre fille ! Je pense que quand on veut mettre les femmes en avant aujourd’hui, on n’est pas beaucoup aidé. Mais, en même temps, ça donne une énergie que les autres – je veux dire les hommes – n’ont plus (rires) ! Tout est possible, mais il faut remonter ses manches et y aller. Ce que je remarque, maintenant que le film est là, c’est que ça intéresse. Les retours sont plutôt très positifs et il y a une solidarité féminine qui se développe. Mon but, c’était de mettre les talents féminins en avant.
Comment vous y êtes vous prise ? Préparation, tournage, montage et choix des femmes chefs ?
En fait, j’ai préparé le film en tournant. J’avais fait des recherches pour avoir un point de départ et j’avais demandé à certaines personnes de m’aiguiller vers des femmes chefs. Je voulais rôder mes questions aussi, parce que je ne suis pas chef moi-même. La gastronomie, je l’apprécie, mais je suis novice. L’avantage, c’est que j’avais du temps, je me suis laissée un an et demi pour voyager, rencontrer les talents et recouper les témoignages. Au départ, j’ai ciblé des événements où il y avait plusieurs chefs, femmes et hommes. Je voulais voir comment ça se passait entre eux. Le premier événement que j’ai fait, c’était en Chine. Je n’ai pas gardé au montage les témoignages des femmes chefs qui venaient de l’étranger et que j’ai rencontrées là-bas, j’ai favorisé les témoignages des femmes chinoises. Je suis aussi allée au Fifty Best. Mais je me suis vite rendue compte que le film ne pouvait tenir que sur cela.
Vous-même, avez-vous eu des doutes pendant que vous tourniez le film ? Sur la conception du documentaire ?
Oui, bien sûr ! Je suis aussi productrice de fiction et en général, avant le tournage, on a au moins un script. Là, j’ai vraiment construit le film au fur et à mesure. Et du coup j’ai trouvé ça pertinent de projeter les dialogues que j’avais eu avec moi-même et rendre les questionnements tangibles.
Comment avez-vous convaincu Anne-Sophie Pic et les autres femmes chefs, moins médiatisées, d’ailleurs, de témoigner ?
Anne-Sophie Pic, c’était une évidence. Elle s’est elle-aussi battue pour arriver au sommet. Les trois étoiles l’ont libérée quelque part d’une forme de pression. Dans le film, elle explique qu’elle est de plus en plus elle-même depuis qu’elle les a obtenues. C’est un exemple de libération qui peut peut-être aider d’autres femmes. Mais je ne cherchais pas spécifiquement des profils stars, au contraire, je voulais faire témoigner celles qu’on entend parfois moins, faire entendre des noms et des voix. Ca m’a d’ailleurs été reproché par certains distributeurs qui ne comprenaient pas pourquoi je n’avais pas que des étoilées Michelin et pourquoi je n’avais pas fait de jolis petits portraits des femmes en cuisine. Ce n’était pas ma démarche. Je suis partie avec ma caméra en voulant faire un film social. La gastronomie est un prétexte pour parler de la situation des femmes dans un environnement professionnel qu’on sait machiste. Ce sont des réalités que partagent bon nombre de milieux et je pensais donc que le propos allait dépasser les frontières et devenir proprement universel.
C’est réussi, et le documentaire assume pleinement son caractère féministe, vous ne vous en cachez pas.
Je me suis toujours sentie profondément féministe et, à un moment, je me suis dit qu’il fallait que j’agisse, autrement qu’en me plaignant de la société machiste entre copines autour d’un dîner ; que je fasse quelque chose pour changer les choses. Quand on a fait Steak (R)évolution avec Franck, je m’occupais du montage, et je me suis bien rendue compte quand même qu’on n’avait pas interviewé beaucoup de femmes… Pour A la recherche des femmes chefs, je me suis vraiment posée la question « où sont les femmes chefs dans la gastronomie ? » – ce que je confie au spectateur au début du documentaire en lui communiquant les recherches toutes simples que j’ai faites. J’avais les mêmes a priori que la plupart des gens, c’est-à-dire que les femmes chefs devaient être peu nombreuses ou sous-représentées. Quand j’ai plongé au cœur du sujet, j’étais dans un tourbillon. J’avais de la matière à n’en plus finir et j’ai dû faire des coupes conséquentes. La première version du film durait cinq heures ! J’ai supprimé quelques témoignages, notamment ceux de certains hommes qui me parlaient de leur grand-mère et de l’amour qu’elles leur ont transmis en cuisinant car ça n’apportait rien. Je me suis intéressée aux femmes dont le parcours était militant consciemment ou inconsciemment, dont le talent et la combativité peuvent servir d’exemple. Au départ, je voulais essayer de couvrir différents corps de métier : sommelière, bouchère, pâtissière, fromagère … parce que toute la chaîne souffre de ce manque de reconnaissance et considération pour les femmes de la profession. Mais j’ai dû recentrer mon propos sur les femmes chefs. A la fin je voulais terminer sur une note positive, pas misérabiliste du tout, et parler de la jeune génération, des garçons et des filles qui se tendent la main et se soutiennent.
Je trouve ça difficile d’entendre certaines et certains dire que le féminisme c’est ringard. C’est un comportement naturel, le féminisme. Comme l’anti-racisme.
Que le féminisme soit l’affaire de tous, c’est essentiel, c’est une question d’éducation…
Mais oui ! Comment peut-on ne pas être féministe ? Pour moi, être féministe, c’est faire en sorte que l’égalité homme/femme soit totale. Nous devons être égaux en droits, en choix, en valeur. La vie d’une femme vaut la vie d’un homme. On doit pouvoir vivre ses rêves de la même façon, être éduqué de la même façon. Aujourd’hui, il y a beaucoup de libertés qui sont remises en cause pour les femmes, même en France. Je trouve ça difficile d’entendre certaines et certains dire que le féminisme c’est ringard. C’est un comportement naturel, le féminisme. Comme l’anti-racisme.
Revenons-en à Anne-Sophie Pic. Elle dit dans le documentaire qu’elle n’a pas tout à fait conscience des distinctions résistantes entre hommes et femmes dans le monde de la gastronomie. Votre documentaire a aussi pour vertu d’ouvrir les yeux de certaines, pas seulement ceux des hommes sur cette situation inégalitaire ?
Les femmes chefs que j’ai rencontrées ne sont pas toutes dans l’activisme, et surtout, elles ne se connaissent pas entre elles. Il manque un maillon à la chaîne : le réseau. Dans le monde de la gastronomie, ça marche énormément par réseau. Et les femmes n’ont pas encore ce réseau-là. Sans doutes sont-elles trop discrètes, elles se mettent moins volontiers en valeur que les hommes. Quand Anne-Sophie a vu le film fini, elle était très émue. Et elle accompagne sa sortie aujourd’hui en accordant des interviews et en venant aux avants-premières. Je pense qu’elle était tout à fait conscience que les femmes dans ce milieu – comme dans beaucoup d’autres – doivent se battre pour y arriver, mais le film a tout de même été un petit électrochoc. Elle s’est aperçue que ces femmes traversaient les mêmes doutes qu’elle, et que c’était pas si mal d’échanger, de créer un lien solide. Il ne s’agit même pas de réseau là, mais juste d’échanges groupés, de partage. Il y a plus de choses qui les rassemblent que de choses qui les séparent.
Propos recueillis par Ava Cahen.