Pour son premier long métrage, présenté à la Mostra de Venise (mention spéciale attribuée à Ariane Labed par La Settimana della Critica), Le Vourdalak, Adrien Beau adapte une nouvelle russe du XIXe siècle. Artisanat, folklore vampirique, critique du patriarcat, amour de la distanciation… Rencontre avec le réalisateur.
Pourquoi avoir choisi cette nouvelle méconnue de Alexeï Konstantinovitch Tolstoï pour votre premier long métrage ?
Adrien Beau : Déjà adolescent, j’étais fasciné par la littérature fantastique du XIXe siècle, Edgar Allan Poe, Théophile Gauthier, Mary Shelley… Un jour, beaucoup plus tard, j’ai lu cette nouvelle de Tolstoï un peu par hasard. Ma productrice, Judith Lou-Lévy avait vu mes courts métrages et je lui ai envoyé un projet de long assez compliqué dont elle n’a pas voulu. À la place, elle m’a confié vouloir faire un film de vampires avec moi. J’ai repensé au Vourdalak et j’ai commencé à travailler avec Hadrien Bouvier sur le scénario. Alexeï Konstantinovitch Tolstoï est un cousin éloigné de Léon Tolstoï, et dans l’écriture, on est très loin de la portée poétique de Poe. Il y avait l’idée d’essayer de faire un bon film avec une mauvaise nouvelle, car il y avait des aspects très misogynes qu’on a tenté de se réapproprier. On est resté fidèle à l’histoire, mais en dénaturant certaines choses et en modifiant la nature du personnage de D’Urfé qui est assez ridicule.
Il y a une idée assez originale et monstrueuse dans cette histoire, c’est celle de vampiriser uniquement les personnes que l’on aime. C’est ce qui vous a plu ?
Adrien Beau : Effectivement, ici la famille, et donc l’endroit de l’amour, celui où on est censé être le plus protégé, devient le lieu le plus dangereux. Il ne reste alors plus rien. Et puis ça parle aussi, évidemment, de toutes les familles dysfonctionnelles du monde. Aujourd’hui, on se rend compte qu’on ne tue pas par amour, qu’on est plutôt dans le domaine de l’emprise ou de la dévoration. Voilà, le film parle de ça. Déjà dans mes courts métrages, c’était toujours des histoires de familles qui s’entretuaient. Tout le monde pense que je déteste la famille, mais ce n’est pas ça. En fait, quand tu n’as pas beaucoup de moyens pour faire un film, la famille permet toujours de parler par extension de la société.
Dans le fond, vous faites une critique du patriarcat ?
Adrien Beau : Bien sûr. Mais ça, c’est tellement évident. À Venise, ils ont présenté le film, en disant qu’il parle de la destruction du patriarcat en sous-texte. Or, ce n’est pas du sous-texte, c’est évident même à la lecture de la nouvelle et c’est aussi pour ça qu’elle m’avait plu. C’est l’histoire d’un père de famille, d’un patriarche, on a travaillé sur cette idée notamment en faisant en sorte que Sdenka et Piotr soient beaucoup plus actifs et intéressants que dans la nouvelle où lui est effacé et elle, complètement débile. Elle trouve que son père est un gentil papa et elle est très éperdument amoureuse de D’Urfée. Mais notre Sdenka n’est pas non plus une héroïne. Aucun personnage n’est héroïque. Et même, Gorcha, à la fin, sur son lit de mort, dit quelque chose qui le rend humain. Quand on a mis en scène Andromaque avec Hadrien Bouvier, justement, c’était ça qui nous parlait énormément. C’est que chacune des parties de la tragédie a ses raisons. On a intégré cette idée dans le texte, qui était beaucoup plus manichéen. Le film est une sorte de tragédie étrange… de vampires. Quand j’y pense, je crois que tous les films de vampires sont des films d’auteurs bizarres. Je pense à Morse, A Girl Walks Home Alone at Night, mais même le film de Coppola sur Dracula est une fresque épique, qui n’a rien à voir avec un film d’horreur. C’est un film d’amour comme Only Lovers Left Alive. Je crois que le film de vampires est un genre à part entière où on peut avoir beaucoup de liberté.
Je crois que tous les films de vampires sont des films d’auteurs bizarres.
Il y a une autre originalité dans le traitement des vampires du Vourdalak, c’est la dimension sociale. Ce sont des paysans et ils sont donc très éloignés du comte Dracula dans son château…
Adrien Beau : C’est l’originalité. Évidemment, on a beaucoup lu sur les vampires avec Hadrien Bouvier. On s’est rendu compte que c’était une vraie croyance pendant des siècles. Dracula a forgé l’image du vampire pour nous, au cinéma surtout. C’est un personnage de roman de la toute fin du XIXe siècle, un aristocrate très séduisant qui vit dans un château. Il y a cette idée d’être séduit par le danger, c’est très conservateur pour faire peur aux femmes et leur dire attention à l’inconnu et à l’étranger. Mais à la base, c’était une croyance populaire parce qu’on enterrait les gens quand ils arrêtaient de respirer. Bien souvent, on enterrait des gens vivants et il y a eu un tas de phénomènes assez bizarres comme certains qui mâchonnaient leur cercueil. Un philosophe allemand du XVIIIe siècle, Michael Ranft, a écrit un livre qui s’appelle De masticatione mortuorum in tumulis, ça veut dire De la mastication des morts dans leur tombe. Il raconte sérieusement qu’il y a des morts, des vampires, qui mâchonnent la nuit dans les cimetières. Et il y a des gens qui ont vraiment cru à ça et qui ont été terrorisés par cette croyance pendant des siècles, génération après génération. Loin, derrière la forêt, en Transylvanie, ce sont des pays qui n’ont pas vraiment de nom, car à l’époque où les Lumières se sont répandues, elles n’ont pas été jusque là-bas. Le vampire, c’était un corps qui sort de terre pour manger les siens. On est très loin de l’aristocrate dans son château.
Justement, cette image du vampire qui s’est propagée au cinéma l’a complètement séparé du mort-vivant ou du zombie. Ce sont deux figures distinctes de la pop culture et pourtant votre Vourdalak, qui est une marionnette que vous avez fabriqué, est complètement un mélange des deux. C’était une vraie recherche plastique pour vous ?
Adrien Beau : Exactement. Mais ça, c’est le cinéma. On a séparé le vampire aristocrate et séduisant qui boit du sang dans un château et le zombie, chose répugnante qui erre dans les supermarchés ou dans les rues. C’est ce qu’ils appelaient les revenants en corps. C’est-à-dire, contrairement aux fantômes qui sont intangibles et immatériels, ils viennent se nourrir des vivants, et mangent le cerveau, la chair ou boivent le sang. Finalement, c’est le même personnage. Mais c’est vrai que là où les vampires sont de l’aristocratie, les zombies font toujours partie de la plèbe ou du prolétariat. Ici le personnage principal vient de la Cour alors que les autres sont des paysans. Or, il n’y a pas vraiment de critique politique, c’est plutôt une critique de la nature humaine.
Mais il n’y a pas que les mythologies des vampires et des zombies. Vous parliez de la tragédie grecque, vous avez été influencé par d’autres contes et folklores internationaux, non ?
Adrien Beau : J’ai l’impression qu’on pouvait se permettre ça. Comme c’est un mythe avec si peu de personnages, ils ont tous leur uniforme, comme des personnages de bandes dessinées. Ils ont chacun leurs codes couleurs et leur silhouette. Puis, on leur a donné à tous une espèce de back story assez tragique, excepté D’Urfé, dont on ne sait rien. Il se vante de la Cour, mais on ne sait pas s’il ment ou pas. Il porte son costume. Et lui, j’aimais bien l’idée que ce soit nous, le personnage le plus ridicule du film. Et on débarque chez des gens tragiques. Effectivement, c’est sûr que là ça ressemble plus à des formes théâtrales, en tout cas dans l’écriture, qu’à un film d’horreur industriel. Mais ce n’est pas du théâtre filmé. D’ailleurs, ce n’est pas du théâtre du tout, c’est bien du cinéma. Ce n’est pas parce que les acteurs et actrices parlent avec distance que c’est du théâtre. On a créé une distance comme le fait Pasolini avec Médée.
Ce n’est pas parce que les acteurs et actrices parlent avec distance que c’est du théâtre.
Vous parliez des costumes, justement, Médée vue par Pasolini semble être la référence principale du personnage Sdenka. Impossible de ne pas penser à Maria Callas quand elle apparait avec son costume en voilages et sa manière de se mouvoir…
Adrien Beau : C’est une espèce de grandeur. La distanciation me transporte vraiment. Quand j’étais jeune, j’étais ouvreur au Théâtre des Bouffes du Nord et j’ai vu des mises en scène hallucinantes. Je ne connaissais pas ça. Je ne connaissais que le jeu à la télévision. C’est pour ça qu’on fait dire à Ariane Labed ce texte en grec ancien. Personne ne comprend ce que c’est, mais c’est magnifique. C’est un des plus vieux textes au monde. On se dit que peut-être que ça fait quelque chose à l’univers de redire ce texte des millénaires après, dans cette langue. Chez Pasolini, il y a quelque chose de l’ordre du rituel. Il y a une foi étrange et païenne que je trouve assez magnifique et que l’on a essayé de récréer.
Le théâtre vous influence donc dans l’écriture pour faire du cinéma ?
Adrien Beau : Sûrement dans la manière d’écrire le texte, oui. On a écrit des phrases pour le personnage de Sdenka qui ne peuvent pas être dites dans la vie de tous les jours. Personnellement, je ne peux pas faire des films où les gens portent des jeans et des pulls comme moi. Ça ne m’intéresserait pas du tout. Je ne dis pas que c’est mieux ni que je déteste le cinéma-vérité. Mais je ne saurais pas le faire et ça ne m’intéresserait pas de travailler comme ça. Je viens du dessin donc j’adore fabriquer des costumes. Et ça s’infuse partout. D’où le choix d’une marionnette aussi. On voit que c’est faux, mais je ne veux pas faire croire que c’est vrai. C’est toujours la distance. C’est un travail à faire, avec les acteurs, qui est passionnant. Et pour l’effet produit, j’aime bien sortir d’une salle et y repenser pendant quelques heures. Puis, le lendemain, avoir l’impression d’avoir fait partie d’un tout qui n’existe nulle part ailleurs. C’est ce qu’on a essayé de faire..
Cette fabrication artisanale, vous la poussez dans tous les aspects de la direction artistique… de la marionnette à la pellicule, non ?
Adrien Beau : C’était encore cette idée de cohérence. C’est-à-dire que quand quelqu’un est mort, quand la vie part de quelqu’un, ça devient presque un objet. J’avais déjà créé beaucoup de marionnettes et pour le Vourdalak, il fallait qu’il y ait ce sentiment de bizarrerie. Ensuite, par le texte, par le scénario, on se rend compte qu’elle n’est pas plus fausse que les autres. Mais le fait qu’elle soit si figée, on peut se permettre au jeu et à la voix, d’en faire un personnage des années 50. On a fait des essais et on s’est rendu compte que l’œil d’aujourd’hui n’était pas habitué à ça. Avec les caméras numériques, on voit le silicone, mais avec la pellicule, c’est magique. Quand on a placé la marionnette et Ariane côte à côte, on ne savait pas lequel des deux étaient le plus en plastique. Et après, jusque dans le jeu des acteurs, il fallait que toute la gestuelle soit partie prenante. On a tiré tout le monde vers cette marionnette. Elle est un membre de la famille à part entière, pas plus bizarre que les uns et les autres. Cette famille ressemble à une secte. Le plus actuel, c’est D’Urfé qui lui est très nerveux, il a plein de gestes non terminés et maladroits. Le but aussi, c’était de réaliser un fantôme de film pour qu’en le voyant, les spectateurs aient le sentiment que tous les gens qui ont participé à ce film sont morts, comme si on avait retrouvé une vieille bobine hongroise. Je pense que le cinéma sert à enregistrer les fantômes. Et j’ai toujours travaillé avec mes mains donc la question ne s’est jamais posée même si des amis qui travaillent dans les effets spéciaux numériques m’avaient proposé de m’aider. Pour raconter cette histoire, il me fallait cette direction artistique générale, ça ne veut pas dire que je suis nostalgique d’une époque. Après, on a monté le film comme tout le monde, et pas avec des ciseaux et du scotch. On n’est pas des puristes. La matière et la mécanique me plaisent. Il y a une phrase de Phil Tippett (Maître des effets spéciaux : Star Wars, Robocop, Willow, Starship Troopers…, NDLR) que j’adore. Ils parlent des effets spéciaux et il dit : « It’s look reel but it’s feel fake. » (Ça semble réel mais c’est faux.) et par contre pour les marionnettes et la danse « It’s look fake but its feel reel. » (Ça semble faux mais c’est réel.)
C’était de réaliser un fantôme de film pour qu’en le voyant, les spectateurs aient le sentiment que tous les gens qui ont participé à ce film sont morts, comme si on avait retrouvé une vieille bobine hongroise. Je pense que le cinéma sert à enregistrer les fantômes.
L’étrangeté semble venir du son et de la musique, comment vous avez travaillé ?
Adrien Beau : La musique a été composée par mon frère Martin Beau et sa copine Maia Xifaras. L’idée, c’était d’avoir un thème qui revient et évoque un côté fantasmé. Il ne fallait pas que ce soit une comédie musicale, mais il fallait des morceaux dansés et chantés comme une sorte de cirque étrange avec des numéros. Il y a cet air que Sdenka chante au début, dont Maia fait la voix. Et c’est la même musique qui revient quand D’Urfé pense à elle sauf que c’est joué au clavecin, comme il vient de la Cour. Il y a toute une histoire à travers la musique, c’est quelque chose que j’adore et qu’on ne fait pas beaucoup en France, de la musique qui accompagne l’émotion sans honte, sans dire que c’est pour surligner les choses.
Comment avez-vous choisi les acteurs et actrices ?
Adrien Beau : Pour Kacey Mottet Klein et Ariane Labed, on leur a envoyé le scénario et ils ont dit oui immédiatement. Ariane, je l’avais vu notamment dans Attenberg, et elle est danseuse donc elle a un rapport à son corps qui fait qu’elle aborde ses rôles comme des performances. On a travaillé avec elle chaque geste, sa manière de se tenir… On voyait son personnage comme une mariée qui a moisi dans les bois. Mais tous les acteurs et actrices étaient des premiers choix en casting. Grégoire Collin, c’était moins évident, or quand il a pleuré en voyant la tête de la marionnette, je me suis dit qu’il allait jouer le mec qui adore son père plutôt que de jouer le mec agressif. Derrière cette facette d’ivrogne violent, il joue un homme seul et blessé qui reste un enfant. Je trouvais ça magnifique. Je connais peu d’acteurs avec aussi peu d’ego qu’eux. Claire Duburcq est folle quand elle joue, elle hurle, elle se jette, certains peuvent trouver ça théâtral comme c’est plus grand que la nature et c’est toujours juste et fin. Et Vassili Schneider a une silhouette bizarre. Son corps est comme un dessin. On dirait une peinture de la Renaissance. Il a ce corps magnifique et il peut faire penser à des personnages du Satiricon de Fellini quand on lui met des fleurs dans les cheveux. Comme il est Canadien, il se jette dans le rôle comme les Américains. Le petit garçon était super et le seul comédien compliqué, c’était le chien. (Rires)