Dans le cadre de ses recherches pour un long métrage consacré au pianiste de jazz américain Thelonious Monk, Alain Gomis (L’Afrance, Félicité…) découvre des archives de l’INA plutôt atypiques… À partir de ces rushes rares, conservés lors du passage de l’artiste sur le plateau d’une émission de télévision française en 1969, le cinéaste construit un film entre deux émotions : l’admiration pour Monk et la gêne extrême du racisme systémique dont il est victime. Rewind and Play est un modèle de tentative de déconstruction des clichés entretenus par les médias. Des images qui restent. Plus que jamais d’actualité. Rencontre avec Alain Gomis.
Comment avez-vous découvert ces archives de l’INA ?
Alain Gomis : Je faisais des recherches sur Monk pour un autre projet. Le documentaliste avec lequel je travaillais s’est adressé à l’INA qui a envoyé plusieurs archives. Et il y avait ces rushes. Eux ne savaient même pas qu’ils existaient. C’est rarement conservé. Il y a des rushes purs pour ce qui a été tournés hors émission. Mais sur le plateau ça devait être monté en direct en régie et ces images sont celles qui n’ont pas été gardées.
L’idée d’en faire un film est-elle apparue immédiatement en visionnant ces images ?
Alain Gomis : C’était tellement fou, de voir Monk comme mes recherches m’avaient amené à l’imaginer. Beaucoup de gens ont travaillé sur lui et enfin, je le voyais ressembler au personnage qu’ils décrivaient : généreux, sympathique, parlant… Et surtout un type absolument normal. Mais on voyait aussi la machine en action à fabriquer des stéréotypes, de l’extraordinaire mal placé, du produit. Et le produit Thelonious Monk, c’est l’excentrique, le génie incompris. C’est ce qui a été construit autour de lui et il n’a presque pas le droit à l’existence. Quand sa façon de parler ne correspond pas à comment il a été marketé, on l’enlève. Et c’est formidable pour les gens qui aiment Monk car on le voit jouer. On le voit lui, le musicien et la machine en action. Pour moi, il y avait un film à partager, car j’étais à la fois ravi et super en colère.
Ce sont les deux émotions par lesquelles on passe aussi en visionnant votre film : l’admiration pour Monk et la gêne de ce qu’il vit…
Alain Gomis : Ça continue aujourd’hui. C’est une machine de domination tenue par des dominants qui sont ravis chaque fois qu’ils font l’effort ou l’exploit d’aller vers les gens plus nombreux qu’eux, mais appelés « minorités ». Et eux qui se considèrent comme des modernes, ouverts d’esprit, tellement content de se prouver qu’ils le sont, ils écrasent ceux qui sont en face d’eux. Ils utilisent l’histoire de leur petite gloire. Et là, on le voit. Monk est absolument seul. J’étais impressionné de voir qu’il est très fort dans sa façon d’utiliser le silence et de ne pas se battre. C’est visiblement un moment douloureux. Personne n’aurait pu faire ça à un Miles Davis, mais lui, il a cette espèce de grandeur, la beauté de ne pas s’abîmer là-dedans. Je le lis comme ça. Tout ça faisait un film et j’ai raconté une histoire, car je reste quelqu’un de la fiction.
Comment avez-vous pensé la structure et le montage du film à partir de ces plans ?
Alain Gomis : L’idée, c’était de constater bêtement ma naïveté à propos des archives que je considérais comme quelque chose qui est livré du passé, donc plutôt objectif. Mais là, concrètement, je voyais bien que ce n’était pas le passé qui nous était livré, mais un point de vue du passé. À partir du moment où tu choisis une position de caméra, un montage, etc. Donc il s’agissait de renverser le point de vue, de raconter ce moment vécu par lui. Et il fallait juste le remettre dans une chronologie. Il y a des retours en arrière dans le film comme je ne voulais pas mettre ni de voix, ni d’explication. Je voulais que ça apparaisse à celle ou celui qui les regarde sans avoir à dire quoi que ce soit. Ça impliquait parfois de revenir sur certains moments, qu’on ne regarde pas de la même façon parce qu’on s’est enrichi d’autre chose. Je voulais transmettre ce qui avait été ma pratique en découvrant les images, en les re-regardant, en repartant en arrière, en entendant tout à coup quelque chose que je n’avais pas entendu avant, un geste que je n’avais pas vu la première fois. Et ce qui est incroyable, c’est qu’ils enregistrent la totalité de son histoire après son départ. Ils font son récit en son absence. Tout était donné, c’était là. À la fin, Henri Renaud continue tout seul à regarder la caméra comme si Monk était toujours là, je n’avais pas grand-chose à faire à part trouver le rythme. C’est déjà fou comme c’est.
D’ailleurs le rapport entre Henri Renaud et Monk pendant l’interview, est aussi complexe… Il passe l’enregistrement à se mettre en avant lui tout en admirant sincèrement l’artiste…
Alain Gomis : Exactement. Ce n’est pas une attaque personnelle contre Henri Renaud. On peut se retrouver dans cette position-là, de celui qui croit savoir, se croit en terrain conquis, pense qu’il fait bien, et c’est ce qui fait le plus de dégâts. Il ne se rend pas compte de son racisme absolu. Il l’a tellement intégré, ce n’est pas lui en tant que personne, c’est ce dont il a hérité. La façon donc Monk est filmé ça produit parfois de très beaux plans et parfois, c’est gênant, tellement la caméra est proche de lui. Il y a des plans au début qui sont vraiment faits par les cadreurs où on voit le souffle de Monk sur l’objectif. C’est très étonnant, on a l’impression qu’on filme une bête curieuse, et on est très mal à l’aise. Comment ça se fait que l’on se permette ça ? Quand il donne sa version à lui de quand il est venu à Paris et que l’autre lui répond : « Ce n’est pas gentil ». C’est fou ce retournement. Lui, il fait partie de ceux qui ont réussi à le faire venir donc c’est un exploit en soi. Plus il va le caricaturer comme quelqu’un d’excentrique et d’avant-gardiste, plus il souligne l’exploit, mais ça, c’est son histoire à lui. Il y a une annexion totale. Et c’est ce qu’on vit toujours.
C’est une manière de montrer ce racisme systémique et ordinaire qui est toujours d’actualité ?
Alain Gomis : C’est le nôtre. C’est comment tout en essayant de promouvoir certaines choses, on recrée les stéréotypes que l’on souhaite dénoncer et ça, on le voit à l’action. Et moi en tant que réalisateur faisant ce film et travaillant ces archives-là, je me pose la question de ce que je suis en train de faire. Je provoque aussi un regard et c’est plutôt comment on assume une subjectivité. C’est un moment intéressant au niveau du récit. Si c’est pour prétendre à une nouvelle objectivité, il y a un problème, c’est plutôt comment on affiche sa propre subjectivité, je crois.
Et pour ça, il fallait complètement adopter le point de vue Monk ?
Alain Gomis : Tel que moi je le vis. J’ai l’impression que l’on va pouvoir voir ce que c’est d’être un musicien africain-américain qui voyage et va être confronté à un public, à des médias, etc. qui sont des dominants. Dès l’arrivée, je reconnais, la façon dont les gens le regardent à l’aéroport, au café, cette espèce de curiosité souriante que tu as à porter tous les jours de ta vie quand tu traverses ces endroits-là. J’étais plutôt très étonné de voyager avec le film d’observer les jeunes racisés se relier au film d’une façon que je trouve étonnante, touchante, mais aussi un peu triste. Ils prononcent beaucoup plus facilement les mots de racisme et systémique et cette chose sourde qui ne se dit pas, mais qui est à l’action tout le temps. Quand tu vas visiter un appartement ou que tu vas à un rendez-vous de boulot et tu sais ce qu’il va se passer la première fois où on va voir ta tête. Ces petites choses qui font que l’on se permet certains gestes, comme une manière de te prendre par l’épaule ou de considérer que c’est bien que tu sois là. Et ça beaucoup de gens savent le reconnaître, car il y a de nombreuses positions dans la société. Les plus jeunes se connectent là directement. J’aimerais que ce soit autrement mais on est dans des structures qui continuent de fonctionner comme ça.
C’est peut-être encore plus violent et vicieux aujourd’hui ?
Alain Gomis : Il faut s’interroger sur les structures de narration que l’on utilise. Les structures de communication permettent-elles de dire autre chose ? De dire vraiment les choses ? C’est ce qui se passe quand on voit l’émission terminée. Tout s’y passe bien et pour tous les gens qui aiment Monk, et qui connaissent cette émission, elle fait référence au fait qu’il soit bien traité. Il y a deux questions qui sont conservées : Quel est le titre de ce morceau ? Quand l’avez-vous écrit ? Et le reste, c’est le récit fait par Henri Renaud de l’histoire de la carrière de Monk et quatre morceaux où il joue. Le format lui-même a écrasé la vérité de Monk. C’est un objet qui est formaté avant qu’il n’arrive. Et c’est d’une extrême violence. Comment ça se fait que beaucoup de gens regardent la télé et que, quand ils regardent des films, des émissions qui sont censées les concerner, ils se sentent autant violentés ?
Comme une forme de romantisation de la réalité ?
Alain Gomis : Comment on parle de nous, entre le moment où c’est nous et celui où ça arrive dans la machine de diffusion ? Je le vois en tant que réalisateur : qu’est-ce que c’est de produire un film et d’arriver au diffuseur ? C’est pour ça que c’est bien de travailler avec La Lucarne. C’est diffusé à deux heures du matin, je suis plus libre de faire ce que je veux. C’est une des rares cases possibles. Si le film avait été pour une case plus populaire, ça n’aurait été pas possible. Là, j’ai pu faire arriver le spectateur dans une émission et il comprend ce qu’on voit au fur et à mesure. Avec une plateforme, il aurait fallu que j’obéisse au formatage avec une explication de ce que c’est, mettre le carton de fin au début par exemple. La relation au film, c’est d’essayer de vivre le moment avec eux, tu arrives sans a priori. Et tu es de plus en plus gagné par l’ambiguïté et ce sentiment bizarre qui finit par être lourd. Tu le tues si tu as besoin de le dire et que tu as des gens de l’extérieur qui t’obligent à le souligner. Il reste du travail.
Quelle a été votre rencontre avec Monk en tant qu’artiste ?
Alain Gomis : C’est quelqu’un qui m’a intrigué. Je devais être étudiant la première fois que je l’ai entendu. Le mythe m’a touché et à chaque fois que tu continues de gratter, il est toujours intéressant. Tu le connais jamais totalement, et quand le mythe tombe au fur et à mesure, il ne perd pas moins de son intérêt. Je crois qu’il traverse quelque chose, comme artiste, c’est un maître, au sens de celui qui a une espèce d’intégrité dans son expression au piano et dans ce qu’il est tout le temps. C’est une espèce de présence au présent, justement. On le voit quand il joue. Ce sont des morceaux qu’il a joué un millier de fois, mais il se met sans cesse à un endroit du maintenant, c’est comme s’il les redécouvrait. On voit à quel point c’est difficile aussi. Et dans ces réponses, c’est la même chose, il ne va jamais faire la réponse qu’il faut, là où on l’attend. Évidemment, ça veut dire des choses, tu peux apparaître de façon décalée puisque l’honnêteté est quelque chose de peu pratiquée. Cet endroit de présence, d’immédiateté permanente, on en a peu d’exemple et c’est assez fou dans le positif comme le négatif. Ce n’est pas en représentant les choses qu’il se passe quelque chose, donc c’est peut-être en les laissant exister par des silences. Ce n’est pas un séducteur, jamais. Par contre, il essaie de donner du plaisir. Enfin, c’est difficile de parler de lui, car après, on devient très théorique et c’est ennuyeux.
Votre projet de réaliser une fiction sur lui est-il toujours d’actualité ?
Alain Gomis : Ce n’est pas pour tout de suite, je vais tourner autre chose avant parce que c’est compliqué au niveau des droits. Ça avance et tend à se résoudre, mais c’est un peu long. Ça fait très longtemps que je veux faire ce film, mais en écrivant quelque chose qui ne dit pas, parce que dire, c’est un peu tuer l’intention. Lui, il est parfait, car il est tout ça et dans son moment à lui et dans son expérience il y a des très beaux moments et d’autres très difficiles, car dans nos sociétés, ce n’est pas évident avec tout le talent qu’il a de ne pas être séducteur. C’est quelqu’un de très inspirant et qui donne aussi du courage, il faut avoir cette capacité à encaisser. Je n’ai jamais entendu Monk dans aucune interview, dire ce qu’il dit au moment où il est levé alors qu’il est off normalement. On sent qu’il y a une résistance interne sur le plateau, puisque les techniciens continuent de tourner. Ils recadrent, remettent le son et on entend cette confession incroyable : « La première fois que je suis venu en France, j’étais pétrifié du début à la fin ». Je n’ai pas d’autres traces de lui dire un truc aussi personnel et l’autre lui répond, ce n’est pas très gentil de dire ça, et il n’entend rien. À travers son silence, il se fait le miroir des autres. Lui, il est là connecté au présent, c’est étonnant, et ça se ressent dans sa musique.
Rewind and play. Réalisé et monté par Alain Gomis – 1h05 – France – En salles le 11 janvier 2023 – JHR Films.