Qui de nous deux ?
Après la comédie romantique (Fragile, 2021), Emma Benestan s’attaque à un autre genre aux codes consacrés : le western. C’est en Camargue que l’action d’Animale se déroule, un territoire vaste et sec qui évoque et convoque un imaginaire primitif. En quelques plans léchés (la photo est signée Ruben Impens), le décor est planté. Mais soudain, parmi les taureaux qui courent en liberté, apparait sur son cheval une cavalière solitaire aux cheveux bouclés, et déjà le répertoire d’images du film se renouvelle. Cette cavalière s’appelle Nejma Chokri (éblouissante Oulaya Amamra), et ce dont rêve Nejma, c’est de devenir championne de course camarguaise, sport traditionnellement masculin. Combattive et passionnée, Nejma s’entête, malgré les sarcasmes sexistes. Elle s’entraîne, comme les autres, et défie les regards des hommes et des bêtes qui l’encerclent. Pour fêter son entrée dans l’arène, ses camarades raseteurs (c’est comme ça qu’on appelle les principaux acteurs de la course camarguaise) l’embarquent faire la fête dans un petit bar aux allures de saloon, avant de l’entraîner loin de la foule pour jouer à se faire peur avec les taureaux des alentours et les légendes qu’ils attisent. Nejma disparait dans l’obscurité, pour montrer à la bande qu’elle est aussi brave qu’elle, quand des bruits étranges la font trébucher d’effroi et se cogner la tête. Trou noir. Nejma se réveille chez elle le lendemain et tout est flou. C’est alors que le film commence sa mue et se charge d’horreur. Emma Benestan ajoute à son western sur fond de guerre des sexes une dimension fabuleuse et fantastique fort bienvenue, se servant de l’arrimage symbolique des genres pour décrire, de manière très organique, ce que ressent Nejma, hors d’elle-même depuis cette nuit-là. La réalisatrice ne fait pas suspense de ce qui est arrivé à son personnage, donnant suffisamment d’indices pour qu’on se figure les événements. En revanche, elle nous invite à nous mettre à la place de Nejma qui, elle, a la peau et les souvenirs troués et en souffre en silence (et globalement dans l’indifférence). Ici, les violences sont sourdes avant d’éclater comme un cri. C’est le voyage de Nejma de l’ombre vers la lumière du petit matin que raconte Animale, les effets, transfigurés par le cinéma de genre, d’un traumatisme sur la mémoire et l’organisme qu’il illustre. Duels et dualité sont au rendez-vous de ce film tendu, remarquablement écrit, mis en scène et interprété, qui prend son sujet à bras le corps. La réalisatrice repique le motif populaire et spectaculaire de la métamorphose pour représenter la dissonance et la révolte de Nejma (elle voit rouge, et ce n’est pas sans conséquence), mais aussi pour interroger un certain nombre de questions qui agitent le corps social aujourd’hui, comme la perpétuation des stéréotypes sur les victimes ou l’idée reçue du monstre. Animale (qui porte bien son titre) surfe sur la nouvelle vague du “rape and revenge movie” qui, depuis #MeToo, a pris une autre envergure cathartique et une autre dimension culturelle, tentant de donner, en adoptant un point de vue féminin fort et plein, un sens nouveau aux récits et aux images. Le résultat est surprenant, et le final, puissant.
Animale, réalisée par Emma Benestan, avec Oulaya Amamra, Damien Rebattel, Claude Chaballier, Pierre Roux … Durée : 1H40. En salles le 27 novembre 2024.