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Anna Cazenave Cambet (Love Me Tender) : “La maternité est l’une des expériences les plus normées et normatives que j’ai pu vivre”

par | 9 Déc 2025 | Interview, z - Milieu

De Love Me Tender, Anna Cazenave Cambet a conservé le « tendre ». En adaptant le livre éponyme de Constance Debré, autofiction dans laquelle l’autrice racontait la perte de la garde de son fils après l’annonce de son homosexualité, la jeune cinéaste n’a pas minimisé les tabous et transgressions soulevés par le livre (remettre en question l’amour filial), mais a composé avec beaucoup de douceur le portrait d’une héroïne pleine d’aspérités, de complexité, en pleine mue. Après De l’or pour les chiens, beau premier long métrage qui reconfigurait le coming of age, Anna Cazenave Cambet livre un nouveau récit d’émancipation bouleversant. Rencontre avec la cinéaste.

Comment et quand avez-vous rencontré le texte de Constance Debré ? Quel effet a-t-il produit sur vous ?

Anna Cazenave Cambet : Je l’ai lu à sa sortie, pour moi, sans autre but en tête. Deux ans plus tard, mes producteurs m’ont proposé de l’adapter. C’est un pur hasard. À l’époque, j’avais un enfant très jeune et j’étais un peu perdue avec l’identité maternelle. J’étais prise dans tout un tas d’injonctions que je ne comprenais pas. J’avais l’impression que mon espace et ma liberté se rétrécissaient. La maternité est l’une des expériences les plus normées et normatives que j’ai pu vivre. J’avais l’impression que mon identité queer n’existait plus, que je n’allais plus jamais écrire. Quand j’ai lu le livre, j’ai été très émue, ne serait-ce que par le fait de lire des phrases taboues sur la maternité, de lire une nouvelle voix qui se permettait de dire des choses absolument interdites — en tout cas pour moi à l’époque —, d’interroger ce lien et le vertige de sa longévité. Le livre m’a fait du bien. Certaines personnes le perçoivent comme très dur, mais à ce moment-là, j’avais besoin de ce type de questionnements. Quand mes producteurs m’ont proposé l’adaptation, je me suis dit que ça faisait sens. J’avais aussi envie que ce personnage serve à d’autres femmes. J’avais envie de montrer un personnage de femme lesbienne qui ne soit pas dans le coming-out, même si c’est quelque chose qu’elle se révèle à elle-même tardivement. Ça me plaisait aussi de montrer une femme de 40 ans qui suit ses désirs, qui couche avec d’autres femmes, qui a une sexualité. J’étais assez convaincue que c’était un personnage de cinéma que j’aurais aimé voir plus jeune.

Quelles questions, quelles impasses pose l’adaptation ? Et comment incorporer du soi dans le récit d’une autre ?

Anna Cazenave Cambet : On m’a beaucoup parlé de la trahison de l’adaptation. J’ai eu l’inconscience de ne pas me poser cette question. Je pense aussi que Constance m’a rendu ça possible. À partir du moment où elle m’avait choisie, elle n’a plus du tout été collée au travail. On s’est vues, mais pour d’autres choses : on ne parlait pas du film. Ça m’a permis aussi de comprendre qu’à partir de là, c’était mon territoire, mon objet. J’allais en faire un film, mon film. Je me suis posé des questions sur ce que j’allais prioriser : qu’est-ce que j’allais raconter, ne pas raconter ? Il n’était pas question de faire un biopic sur Constance Debré, par exemple, et je ne voulais pas prendre en charge son histoire familiale. Mon entrée dans le livre s’était faite par la question de la famille, par la question de comment rester un individu en tant que femme et mère, et garder une identité à soi. Je voulais aussi tenir l’ossature judiciaire et garder le déploiement de cette histoire, cette ultra-lenteur, et ce conflit qui existe entre le temps de l’enfance et le temps du système judiciaire. Je tenais à cette amplitude, à raconter le passage des saisons, la sensation du temps qui passe.

On a le sentiment que l’un des grands partis pris du film est de privilégier la douceur par rapport à la dureté et à la sécheresse du texte. Le film a quelque chose de plus enveloppant malgré la dureté de ce qui se joue.

Anna Cazenave Cambet : Je ne crois pas avoir eu conscience de ça. Je crois, par contre, que j’ai aimé le personnage de Clémence tout de suite. C’était simple pour moi de la comprendre, y compris dans ses aspects les plus durs. J’avais une facilité à l’aimer. Je pense que c’est ce qui a rejailli dans le film : vouloir la filmer avec la tendresse que j’avais vis-à-vis d’elle. Mais je ne l’ai pas calculé. Il y a autre chose : pour faire et défendre ce film, pour le financer, j’ai été prise dans des procès qui se répétaient sans cesse à l’endroit de ce personnage. C’était permanent. On me disait qu’elle n’allait pas assez mal, on me demandait si on allait pouvoir s’identifier. Il y a un homme, à un endroit de financement très prestigieux, qui m’a dit qu’il trouvait ça fou que le personnage de Clémence puisse pécho des meufs si facilement dans des bars. J’étais triste pour lui. J’étais dans une situation où c’était parfois difficile de répondre parce qu’il y avait de l’argent en jeu — que je n’ai pas eu. J’ai sans cesse été remise à ma place en tant que femme et metteuse en scène. Je devais prouver ma gentillesse et celle de mon personnage.

Ce sont les mêmes reproches qui avaient été adressés au personnage incarné par Ji-Min Park dans Retour à Séoulde Davy Chou, et qui, par ailleurs, a un petit rôle dans votre film.

Anna Cazenave Cambet : C’est précisément pour ça que je me suis intéressée à Ji-Min. J’étais fascinée de voir apparaître ce personnage-là. Je me suis dit : quelle joie de voir cette rugosité. Au cinéma et dans la vie, on nous demande toujours d’être sympa, d’être bonne au sens moral. Pour Love Me Tender, il y avait aussi un enjeu à l’endroit de la communauté queer et lesbienne, le risque de montrer un personnage qui peut être dur et questionnable. Mais j’avais envie de montrer cette complexité, cette richesse. On m’a aussi beaucoup demandé pourquoi elle ne pleurait pas plus.

On se déplace beaucoup dans Love Me Tender (en vélo, en train, en voiture) et en même temps, c’est un film de surplace. Le mouvement est sans cesse entravé.

Anna Cazenave Cambet : Oui, j’avais envie de raconter ce personnage par sa physicalité. J’avais aussi envie que le film se termine sur du mouvement. En dehors du fait qu’elle avance, elle est aussi dans un rapport physique au monde. J’ai tendance à écrire des personnages taiseux depuis toujours, je m’en rends compte maintenant. Ça m’intéresse de savoir comment habiter un corps et d’observer comment celui-ci traduit ce qu’il traverse. J’aime bien cette idée d’une boule de flipper. Je suis attachée au genre du road trip. Je savais que j’allais être à Paris. C’était une façon de pouvoir être dans une sorte de road trip, d’être tout le temps en train de bouger, de se déplacer, de changer de lieu. Ça va aussi avec le fait que le personnage de Clémence est précarisé par rapport à la question du logement. Elle est tout le temps en train de se déplacer. Il y a un contraste entre son calme, sa retenue, sa pudeur, sa discipline, et en même temps cette chose qui se déploie et qui fait qu’elle ne peut jamais rester au même endroit. Ce paradoxe me plaisait.

Il y a plusieurs détails dans le film qui laissent penser que Love Me Tender est un récit carcéral, que Clémence est en prison. Dans une scène, on la voit gribouiller sur les murs de sa chambre comme une détenue. Dans une autre, le petit garçon Paul dit : « Qu’est-ce qu’on ferait si on était dehors ? »

Anna Cazenave Cambet : Je suis contente que vous le disiez, c’est la première fois qu’on m’en parle et c’était vraiment au centre. La phrase de l’enfant fait écho à cette idée qui plane sur tout le film. Car même quand Clémence et Paul ont des permissions, ils ont des horaires de sortie. L’idée du motif carcéral était importante pour moi. C’est pour cela, effectivement, qu’il y a cette scène où elle gratte sur le mur. Ce rapport au temps est constamment présent et empêche d’avancer. Et puis, il y a le procès, ses échéances, ses questions : quand y aura-t-il un retour à la normale possible ?

Dans le film, il y a cette scène où elle se rase les cheveux : on entend le son du rasoir, mais on ne voit pas l’image.

Anna Cazenave Cambet : Pour moi, c’est l’aboutissement d’une mue. Il y a un autre motif important dans le film qui porte sur le déploiement d’une identité. C’est un motif, en général, attaché aux films sur l’adolescence, âge sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Je pense que le personnage de Clémence a plusieurs âges dans le film. Parfois, elle ressemble à un grand ado avec de longs bras. Vicky Krieps est aussi une actrice qui peut avoir plusieurs âges. Concernant cette scène, on peut s’imaginer que le personnage de Clémence s’interdisait de se raser les cheveux jusqu’à présent, que c’était aller trop loin, pousser une forme de marginalité qui entrerait encore plus en conflit avec le milieu dans lequel elle est enfermée. Je pense, à l’inverse, que c’est un aboutissement. Je le vois comme quelque chose d’assez joyeux. Je tenais à ce qu’on assiste à ce geste, mais c’était important pour moi de ne pas le montrer parce que cela faisait appel à des images que je n’avais pas envie de rejouer. Je pense que beaucoup de réalisateurs s’en sont emparés pour provoquer de la violence dans leurs films. Et puis, je ne voulais pas exiger ça d’une actrice : c’est un moment qui devait lui appartenir. Je ne voulais pas jouir de cette espèce de cinéma-vérité. Par contre, il y avait un enjeu. L’image est révélée dans un geste de tendresse. C’était aussi une façon de réparer, à l’endroit du signifiant des images de cinéma sur les femmes rasées, et de montrer qu’il peut y avoir, à cet endroit, quelque chose de beau, de libérateur et de doux.

Vous filmez le 20 et le 19e arrondissement de Paris, Belleville, Place des Fêtes… Pourquoi avoir inscrit cette histoire dans ce périmètre ?

Anna Cazenave Cambet : Je vis à Belleville depuis 14 ans, c’est-à-dire depuis que je suis arrivée à Paris. C’est un quartier qui a beaucoup changé, mais c’est mon quartier de toujours, que j’aime très fort. Il s’y passe plein de choses, notamment en ce qui concerne la communauté queer. Politiquement, c’est un quartier qui est intéressant et qui offre une certaine mixité qui n’existe plus du tout dans certains endroits de Paris. C’est le Paris qui m’intéresse, mais aussi cinématographiquement. Il y a beaucoup de tours dans ce paysage : je voulais qu’on ait l’impression que la ville enferme Clémence, qu’elle est toute petite, qu’il n’y a pas d’horizon. Mais c’est aussi un quartier très élevé qui nous donne des points de vue sur la ville. Le film travaille cette sensation à l’image, mais aussi au montage. Je voulais qu’il y ait un rythme qui nous permette d’être très proches de la brasse coulée, d’avoir des moments où on est vraiment sous l’eau, et d’autres où on respire. Ce quartier du 20, mais aussi du 19, me permettait de travailler des points de fuite, de dégager des lignes d’horizon. Puis il y a l’autre Paris : le Paris haussmannien, germanopratin, le Paris Rive Gauche qui a été filmé par la Nouvelle Vague, et qui nous raconte quelque chose de son ancien milieu, de son ancienne culture. Je voulais que ça rentre en friction avec cette nouvelle vie et que Clémence s’approprie un nouveau territoire.

 Vous avez reçu en 2016 la Queer Palm pour votre court métrage Gabber Lover. Quelle importance a pour vous cette distinction ? Et comment vivez-vous l’émulation créée par la sortie de plusieurs films lesbiens ces dernières semaines (Des Preuves d’Amour d’Alice Douard, Les Enfants vont bien de Nathan Ambrosioni) ?

Anna Cazenave Cambet : C’est double. C’est très important pour moi que la communauté queer soutienne nos films, et bien évidemment le mien. C’est central. La question de l’identité, du genre et de l’amour est au centre de mon travail. Par contre, je suis aussi un peu irritée par cette idée. Je n’ai pas envie que mon film soit seulement un film queer. Je crois qu’il l’est, mais qu’il est aussi autre chose. J’ai l’impression que cela peut être réducteur pour les cinéastes. C’est une façon de nous mettre dans des petites boîtes dont il ne faudrait surtout pas sortir, et je m’en méfie. Au début de l’année, il y a eu un contre-exemple majeur avec le film d’Hafsia Herzi (La Petite dernière), qui a été identifié autrement. Je trouve ça intéressant. Je pense que le terme « queer » est une force à l’endroit de nos communautés, de la question de la représentation. Par contre, si on parle d’industrie, de nombre d’entrées, les statistiques ne vont pas trop dans ce sens et cela peut précariser un film au financement et à la sortie. Certains films sont faits pour être des films militants et pour se déployer dans un espace dédié à la communauté. Je crois que mon film est plus universel. Quand je rencontre les gens en débat, je vois que le film touche des personnes très différentes. Il y a beaucoup de petites mamies et c’est très joyeux que le film leur parle. Je pense que ça les touche à un endroit qui a à voir avec le fait de s’autoriser à vivre sa vie. Et puis bon, on est 24 % de femmes cette année à avoir fait des films. Ce n’est même pas un quart.

J’allais justement vous interroger sur les chiffres accablants du CNC concernant la part de films réalisés par des femmes en 2024 [moins d’un quart, soit la proportion la plus basse depuis 2019].

Anna Cazenave Cambet : En fait, ce qui est marrant, c’est que parmi les très grands films de cette année, beaucoup ont été réalisés par des femmes, alors qu’on est seulement un quart à avoir fait des films. C’est plus difficile pour nous. C’est plus difficile aussi parce que, nous, les femmes, on est habituées, surentraînées, éduquées depuis notre toute petite enfance à écouter des récits masculins, et on sait y prendre du plaisir, on sait reconnaître la qualité des œuvres. En revanche, quand nous, on produit des œuvres, il faut faire attention à tout le monde et ne pas braquer les gens. Il faut être pédagogue. Dire que mon film est queer, c’est important, mais j’aimerais bien qu’on dise autre chose. Ou alors, il faut faire la même chose et dire à chaque fois qu’un film est hétéro.

Est-ce qu’il y a des films lesbiens qui ont été importants pour vous quand vous étiez plus jeune ?

Anna Cazenave Cambet : Ce sont davantage des films sur la bisexualité qui ont été importants pour moi, et je crois que c’est encore plus niche que les films lesbiens. Il y a eu Sexe Intentions, quand j’étais ado, qui a été une ouverture sur le monde. Je parlais aussi de la série Dawson’s Creek : je me demande si ce n’est pas la première fois que j’ai entendu le mot « bisexualité » et que je me suis dit que c’était possible. Naissance des pieuvres de Céline Sciamma a été très important. Tomboy aussi, sur la question du genre. Je ne sais pas si on pourrait faire un film pareil aujourd’hui, sur la transidentité des enfants. Ça me paraît sincèrement difficile de l’envisager. Thelma et Louise a aussi été un film important. J’ai grandi à une époque où on cherchait davantage du crypto-lesbien. Je pense qu’on interprétait, toutes seules dans nos chambres, des trucs qu’on sentait, qu’on pressentait et qui n’étaient jamais nommés.

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