Poupée qui dit non
« Can we start ? ». Ça s’agite en coulisses. Derrière ses lunettes noires, le réalisateur s’inquiète. Quelques petits ajustements avant d’y aller. Dernières retouches maquillage, on range la mèche rebelle derrière l’oreille. Les instruments sont accordés, la voix est échauffée. On peut y aller ? On peut y aller. Ainsi commence Annette, 6ème film de Leos Carax : par les coulisses. Peu étonnant de la part de celui qui, dans Holy Motors, son film précédent il y a déjà presque 10 ans, s’amusait à détricoter les coutures du cinéma pour mieux lui déclarer sa flamme. La déclaration d’amour se poursuit ici, et cette fois, elle est chantée… Née à partir des chansons originales du groupe The Sparks, Annette nous emmène à L.A, la ville dont les rêves sont faits. Parmi toutes les étoiles qui y brillent, il y a celles d’Ann et Henry. Lui est comédien de stand-up, le genre bourru et dégingandé, quelque part entre Bo Burnham et Jim Jeffries. Elle est chanteuse d’opéra, plutôt discrète et introvertie – sauf sur scène, où quand elle meurt elle les fait tous tomber. Henry et Ann s’aiment fort, d’un amour intense et passionnel, « We love each other so much » se chantent-ils d’ailleurs à longueur de journée, tandis que derrière eux crépitent les flashs des paparazzis… De cet amour naîtra une petite fille nommée Annette. Mais après la naissance de cet enfant, l’histoire d’Ann et Henry prend un tournant plus sombre…. Les Rita Mitsouko l’ont assez dit : les histoires d’amour finissent mal, en général. Cette chanson-là, on ne la connait que trop.
Avec ses couleurs vibrantes, ses mélodies entêtantes et ses décors cossus issus d’un autre siècle, Annette baigne dans une ambiance vieil Hollywood – et la coupe courte qu’arbore Marion Cotillard nous évoque Jean Seberg, Audrey Hepburn, ou encore Natalie Wood. Mais à travers cette pomme qu’on la voit régulièrement croquer, on devine une incarnation plus générale de la féminité. Pourtant, est-ce vraiment un hommage que Leos Carax rend là, ou tend-il plutôt un miroir déformant ? Plus le film avance, plus les airs enjoués du film se drapent d’un ton menaçant – comme la scène où un groupe de femmes, parmi lesquelles la chanteuse Angèle, annoncent l’orage qui vient, telles un chœur digne des tragédies grecques. Lumineux dans sa première partie, ensuite le film s’assombrit. Les pièces jadis chaleureuses prennent un air sordide, l’eau de la piscine est brouillée – et celle de la mer aussi. Bébé Annette fait le tour du monde devant des hordes de fans en folie – une aventure à la fois enthousiaste et inquiétante, à travers laquelle le film nous questionne sur les affres de l’enfance et de la célébrité. A quel degré prendre tout cela ? Carax nous fait hésiter sur le regard qu’il porte sur ses personnages; entre recul et fascination, la caméra tourbillonne autour d’eux, pour être au plus près de leurs émotions. Il faudra attendre les derniers moments bouleversants du film pour qu’Annette prenne le cours du récit, et que celui-ci prenne un sens. Celui de l’indépendance.
Fable hollywoodienne douce-amère ? La La Land grinçant ? Il y a de ça. En tout cas Annette n’est ni un hommage mélancolique, ni une raillerie. Elle est quelque part entre les deux, consciente de ce bagage précieux mais encombrant – voire parfois carrément toxique (allô le sacrifice des femmes ?). Pour s’en affranchir, il faut parfois “tuer le père” – mais une fois que c’est fait, après la douleur, quelle liberté ! Allumez les projecteurs, sortez vos plus belles tenues de gala, Annette est là et elle a plein de choses à vous raconter. Hier soir, elle a ouvert le Festival de Cannes. Ce matin, elle est dans une salle près de chez vous. Elle vous attend. Le cinéma est de retour. It’s time to start !
En salles le 7 juillet 2021.