C’est un film de genre, hanté par le passé et ses fantômes. Une fiction expérimentale, et imprévisible, qui nous fait voyager de la France à la Bosnie, en compagnie d’une bande d’amis dont les croyances vont basculer du jour au lendemain. Les héros ne meurent jamais, présenté à La Semaine de la Critique en 2019, sort enfin en salles, et à travers ce récit initiatique, les émotions les plus brutes jaillissent. Au casting : Jonathan Couzinié (vu dans Les Confins du monde et Il était une seconde fois de Nicloux), Antonia Buresi et Adèle Haenel. Mais on pourrait aussi ajouter, Paul Guilhaume, au cadre, personnage invisible et pourtant indispensable à ce premier long métrage qui met en abîme le cinéma. Entretien avec Aude-Léa Rapin, la réalisatrice.
Comment a germé l’idée de ce film ?
Aude-Léa Rapin : Avant même qu’il y ait une ligne d’écrite, avant même qu’il y ait une idée de film, il y avait la certitude de vouloir retravailler avec Jonathan Couzinié et Antonia Buresi, poursuivre l’aventure que nous avons entamée depuis trois ans déjà avec nos deux courts. C’était la condition initiale. La deuxième chose, c’était la volonté de rester fidèle à notre vision et façon de faire du cinéma, en contournant les enjeux financiers et la pression qu’ils mettent. Il fallait que l’histoire entre dans une économie légère. On a écrit, tourné et monté le film en 12 mois. Pour aller plus vite, on a décidé de mettre notre groupe en scène. On a ainsi gagné du temps sur les personnages et le concept-même du film. Ce qui était sec à l’écriture s’est enrichi au tournage, par la mise en situation, l’incarnation, le jeu de rôles. Le scénario était une boussole, on a travaillé à partir des repères qu’il fournissait et composé avec des contraintes sur place.
Le début du film est tourné à Paris, le reste en Bosnie. Quelles difficultés avez-vous rencontrées sur place ?
Aude-Léa Rapin : Ce n’est pas un pays où l’activité cinématographique est très développée, pas une zone attractive en matière de tournage comme peut l’être la Croatie ou la Roumanie. Depuis la guerre, la Bosnie est coupée en deux. Le Nord et l’Est sont administrés par les serbes et le Sud et l’Ouest par les musulmans et les croates. Dans la partie serbe, le cinéma est complètement inexistant, la politique locale en interdit même la production. Donc c’était impossible d’obtenir des autorisations de tournage. J’aurais voulu tourner en intégralité à Srebrenica et dans sa région – qui est la partie orientale de la Bosnie. On a pu y tourner les deux jours de cérémonies qu’on voit dans le film. Mais le reste du temps, on a dû se déplacer dans la banlieue de Sarajevo et déplacer le film ailleurs parce que ce n’était pas possible de travailler avec les serbes. On a été en revanche très bien entourés par l’équipe bosniaque qui a fait un super boulot. Ils ont souvent l’habitude de recevoir des tournages de films à gros budget américains, style Angelina Jolie, alors quand ils ont vu que le film qu’on tournait était plutôt en petit budget et dans l’esprit d’un film local, ça les a touchés. On était une toute petite équipe, ça ne prenait pas de place, on n’a pas bloqué des rues ou eu besoin de figurants !
Le film parle de réincarnation. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aborder ce thème ?
Aude-Léa Rapin : Il y a d’abord eu cette rencontre avec un clochard du quartier d’Aligre à Paris, près du marché. Il interpellait les gens à la volée et criaient des prénoms qui n’étaient pas les leurs. Ça a déclenché un premier mouvement de réflexion, le fameux « Et si ? » qui permet de voir plus loin. Et si l’histoire d’un jeune homme, hanté par le vertige de sa propre mort, entrait en collusion avec celle d’un pays hanté par les fantômes de la guerre ? Ça a ouvert le spectre du récit.
Pourquoi ce pays ? Pourquoi ce conflit ?
Aude-Léa Rapin : J’entends parler de la guerre de Bosnie-Herzégovine depuis mon enfance. Son souvenir est resté gravé en moi, comme celui d’un choc pas que virtuel. Ces années-là – celles du conflit – précèdent ma vie d’adulte et ma vie de cinéaste. Je crois que le film fait le pont entre ces deux états, l’enfance et ses croyances, la vie adulte et ses réalités. De manière plus universelle et moins personnelle, cette guerre incarne aussi l’effondrement d’une certaine idée de l’Europe. Pendant cinq ans, on a laissé un pays entier se déchirer et se massacrer, au sein même de l’Europe, sans agir. Il est aujourd’hui encore hanté par ses morts.
Le film contient en son sein son propre film, il insiste sur les croyances, notamment celles dans le cinéma, comme un nouveau dogme…
Aude-Léa Rapin : J’ai mis du temps à arriver au cinéma, à trouver ma place. Le film prend la forme d’un acte de foi. L’un des principaux sujets est l’amitié, celle qui lie les personnages de Joachim et Alice. Joachim est malade, il se sait condamné. Alice, par le biais du cinéma, lui offre l’histoire dont il est le héros, et, au cinéma, les héros ne meurent jamais. C’est une manière de se réconcilier avec sa propre pérennité.
Comment s’est déroulée votre collaboration avec la productrice Sylvie Pialat (Les Films du Worso, NDLR) ?
Aude-Léa Rapin : Tout a commencé par une rencontre. Sylvie m’a tout de suite dit qu’elle trouvait ça compliqué de travailler avec des femmes et d’autant plus sur un premier film, j’étais très avertie dès le départ. Puis plus jamais je n’ai entendu ce discours dans la bouche de Sylvie par la suite. L’humain est une donnée très importante sur un film comme ça où tout va très vite, on apprend à se connaître en même temps qu’on fabrique. C’était hyper cohérent de travailler ensemble à cet endroit-là. Il y avait de la part de Sylvie beaucoup de bienveillance, beaucoup de soutien. Je me suis sentie protégée par elle. On a même fêté avec elle les échecs de financements (rires) ! C’était une super manière de fédérer l’équipe, de faire en sorte qu’on ne lâche rien, qu’on ne se sente pas battu d’avance. C’était une idée libératrice. Sylvie a tenu sa promesse de bout en bout, et elle a cru dès le départ au talent d’acteur de Jonathan et Antonia. Elle a aussi cru en moi. On est parti pour une belle aventure, Les héros ne meurent jamais n’est que la première pierre d’un édifice que nous allons construire ensemble !
Parlez-nous des trois comédiens à l’écran, Jonathan Couzinié, Antonia Buresi et Adèle Haenel…
Aude-Léa Rapin : Avec Jonathan, on se connaît depuis nos années lycées à La Roche-sur-Yon. On revient tous les deux de loin. Ni l’un ni l’autre n’avons de famille dans le milieu du cinéma ou du théâtre. On ignorait tout de l’existence de la Fémis par exemple. Jonathan a fait une école de théâtre à Saint-Étienne et moi, l’école de la vie. J’ai pas mal erré, beaucoup voyagé, travaillé comme photographe, vidéaste. Puis est venu le moment où on s’est dit avec Jonathan qu’on était prêts. Prêts à faire des films. Notre court métrage a connu un histoire assez jolie. On l’a envoyé à Clermont-Ferrand, et six mois plus tard, on a reçu un prix pour ce film. Ça nous a confortés dans l’idée qu’on avait trouvé un endroit où on était bien, où on pouvait se poser, notre maison, celle de notre vie d’adulte. Quant à Antonia, c’est une comédienne de théâtre qui partagent sa vie entre le Portugal et la France. J’ai eu cette intuition indéfinissable en la rencontrant. J’avais confiance en elle. Antonia comme Jonathan sont de vrais interprètes qui cherchent à nourrir leur personnage, qui expérimentent sur le plateau, qui sont dans l’action. C’était mes partenaires de recherches et de jeu. Ce film, c’était notre école de cinéma à tous les trois. Adèle s’est jointe à l’équipe de manière très intuitive. Elle avait lu la première version du scénario qui était assez sèche, mais elle ne l’a jamais remise en cause, elle avait envie de faire ce film, d’aller au bout. On le voit dans le film, il fait des choses qui ne sont pas confortables, elle prend des risques. Je lui en suis extrêmement reconnaissante.
Les héros ne meurent jamais. Réalisé par Aude-Léa Rapin. Avec Jonathan Couzinié, Antonia Buresi, Adèle Haenel… Durée : 1H25. FRANCE – BELGIQUE – BOSNIE. En salles le 30 septembre 2020.