Danseur, plasticien, photographe, compositeur et désormais metteur en scène au cinéma, rien ne résiste à Baloji. Un nom reçu à sa naissance comme une vilénie et désormais porté comme le symbole de sa résilience artistique.
En swahili, votre nom signifie “sorcier”. Une marque infamante que vous portez depuis l’enfance… comme une forme de déterminisme…
Baloji : À la montée de marches cannoises étaient présents des membres du gouvernement congolais qui ne nous avaient pas du tout aidé durant le tournage. Ils avaient juste profité de l’aubaine. Ils avaient fait un montage des images, devenu entretemps viral. Juste après Cannes, je suis parti présenter le film au Congo. Et lorsque je suis arrivé, j’ai eu droit à un accueil comme si nous ramenions la coupe du monde (rires). Pour la première fois de ma vie j’entendais des gens dire mon nom sans gêne, sans hésitation et surtout sans peur de provoquer le mauvais esprit. Jusque-là quand je revenais, personne n’osait dire mon nom. Ils employaient mon nom de famille. Ou Serge, mon prénom catholique. Mais Baloji jamais. Car dire “baloji” c’est comme invoquer le mauvais esprit. C’est comme s’appeler ici “diable” ou “démon”. C’est porteur d’une charge négative. Au Congo, on peut être catholique ou musulman, mais nous sommes tous profondément animistes. L’animisme est omniprésent et draine toutes les branches de la culture de la société. Et lorsque j’ai pris la parole après la présentation du film, la première chose que j’ai dit c’est qu’il était fabuleux de retourner enfin le stigmate. Je crois que personne ne pouvait comprendre l’impact que cela avait sur moi.
Vous avez dédié ce film à votre mère et à toutes les mères africaines…
Baloji : Gamin, j’ai eu droit à plein de désenvoûtements, d’imposition des mains. Et je me souviens de la colère ressentie à cette époque. Mais aujourd’hui, je me dis que ce n’était pas la faute de ma mère. J’ai compris que ce n’était pas elle qui l’avait décidé. Je ne suis même pas sûr qu’elle y croit vraiment.
Tout commence par le retour de Koffi dans son pays natal…
Baloji : Le retour au pays, pour nous, gens de la diaspora, c’est le thème qui nous est assigné dans le cinéma. Cela donne des films qui racontent le point de vue du privilégié. Et des fictions qui romantisent le retour au pays et disent à quel point la question de l’identité est difficile. Cela marche très bien dans la littérature du siècle précédent. Mais aujourd’hui, être du côté des privilégiés, c’est tricher. Et il fallait donc raconter l’histoire du point de vue de ceux qui restent. Comme Paco, qui n’a d’autre choix que de rester, ou Mama Moujila, qui ne sait pas qu’il est possible de contester l’ordre des choses. Une femme ayant tellement intégré les codes de la misogynie qu’elle les reproduit sans même pouvoir les questionner.
Raconter l’histoire du point de vue de ceux qui restent.
Votre narration suit deux hommes, puis deux femmes. Comment avez-vous édifié cet arc narratif ?
Baloji : De façon quasi organique. J’ai écrit la première version du scénario en huit semaines et très rapidement, j’ai eu envie de créer des rapports de miroir. Par exemple, entre Koffi et l’enfant des rues. Entre celui qui vit une sorte de culpabilité judéo-chrétienne, et l’autre qui vit selon l’idée ‘”tu me mords comme un chien, donc je te mords comme un chien et je t’emmerde“. Deux faces d’une même pièce pour moi . Et je voulais que cette dualité soit au cœur du film. Pareil pour les femmes. Pour raconter mon personnage principal qui est celui de la mère, il faut celui de Tshala, la sœur, personnage voulant incarner ce que la mère est incapable de faire. Elle représente une autre Afrique. Celle qui ne vit pas dans la projection de l’Europe.
Une des dernières scènes qui les réuni est une scène d’apaisement magnifique…
Baloji : Cela ne pouvait que se terminer que par le point de vue de cette femme, et de cette mère qui est en fait le personnage principal du film. J’assume d’abandonner le garçon avec lequel j’ai débuté le film. Car c’est Mama Mujila qui porte la résolution et le thème du pardon, qui est central. Thème qui est lié au deuil, pour ceux qui restent, et la réconciliation avec les défunts. Il fallait rappeler à quel point cette société est féroce avec les femmes.
Il fallait rappeler à quel point cette société est féroce avec les femmes.
Comment avez-vous pensé la mise en scène ?
Baloji : Je n’ai pas fait d’école cinéma, donc il existe plein de trucs techniques que je me maîtrise pas. En revanche, je peux expliquer ce que je vois à travers du ressenti, des directives ou des dessins – je dessine beaucoup -, pour fixer le cadre et la manière de travailler les personnages. Il y avait déjà une réflexion sur l’espace car je suis fasciné par les entrées et sorties de champ. C’est quelque chose que on ne travaille pas assez selon moi. Même si, encore une fois, j’ai bien conscience d’avoir pleine de choses à apprendre encore. Bong Joon-ho est une référence pour moi. Comment j’entre, je sors, comme je me déplace comment créer le mouvement sans que ce ne soit ni maniéré ni mécanique. J’aime naturellement associer le son et les couleurs, les couleurs et les atmosphères.
Le mouvement du film épouse celui des personnages, de la colère vers un état plus quiet…
Baloji : C’était un des postulats de départ. Je voulais par exemple un mouvement de caméra au poing pour Paco. Que l’on ressente son énergie. Et que l’on puisse avoir quelque chose de très ludique. Le film est basé sur une géographie fantasmagorique car il est tourné entre Kinshasa, mégalopole de quinze millions d’habitants, et Lubumbashi, centre névralgique du Congo avec à peine deux millions. Cité sans centre-ville où tout est dirigé vers les mines. 3000 kilomètres entre les deux sans autoroute ni chemin de fer. Et des billets d’avions à prix prohibitifs. Créer cet espace entre ces deux lieux nous obligeait nécessairement à inventer des mouvements de corps entre les deux villes. Nous avons beaucoup réfléchi à la manière de les faire circuler.
Le film est basé sur une géographie fantasmagorique.
Le corps bridé est au cœur de votre mise en scène…
Baloji : Je viens de la danse. Et la première chose que l’on nous apprend, c’est le port altier. La manière de tenir les épaules. Et au casting c’est une des premières choses que je regarde. Par exemple celui de Yves-Marina Gnahoua (Mama Mujila) était exceptionnel. Je voulais un physique anguleux comme le sien. Surtout pas de rondeur. Après, comme pour la danse, j’aime engoncer, entraver. Car c’est la base même du jeu.
Une réflexion qui se prolonge à travers les costumes, que vous avez vous-même dessinés.
Baloji : Pour Mama Mujila, j’ai d’emblée refusé le wax, soit le motif considéré comme l’habit africain par excellence. Nous avons donc choisi de travailler un habit en raphia qui l’entoure. Avec sa couleur ocre, terracotta qui ramène l’idée de terre. Ce costume est chargé d’une histoire car les belges ont voulu exporter la dentelle de Bruges au Congo. Mais comme cela coûtait trop cher, ils ont appris aux habitants à coudre les motifs de dentelle mais avec du raphia. Et pour Paco et sa bande nous avons voulu jouer d’abord sur la couleur rose, anciennement masculine et pourtant devenu un symbole genré féminin. Après j’adore porter des robes. Et Paco est comme moi. Il brise les codes.
Vous êtes, entre autres, musicien. La partition est l’âme du film. Comment l’avez-vous composée ?
Baloji : Elle est née des impressions de tournage. Ce qui n’était pas prévu puisque j’avais précédemment fait quatre albums de musique. Soit un pour chaque personnage. Soit un total de 36 chansons. Elles ont servi de béquille au film. Aux acteurs, aux chefs de poste. Ils s’en sont nourris. Il y a des émotions décrites, des backstories. Je me suis donc dit : je vais utiliser tout cela à l’écran. Quelle matière formidable ! Et une fois arrivé sur le plateau, je me suis rendu à l’évidence. Cela n’allait pas du tout marcher (rires). Et j’ai dit à mon producteur : il faut que l’on refasse tout. Nous sommes donc repartis sur de nouveaux arrangements. Plutôt de cordes que j’ai harmonisé avec la tonalité des pleurs au début du films. Puis il y a le contre-ténor, qui est une extension lyrique. C’est mon cousin (rires). J’ai grandi avec lui. Il était l’ange quand j’étais le démon. Et j’ai voulu sa voix pour la scène le cimetière liquide qui est un moment baroque, complètement en hommage à ce cinéma italien que j’adore.