Premier grand festival européen de l’année, la Berlinale s’est tenue la semaine dernière, en ligne pour les professionnels, avant une session de reprise en salles prévue pour juin. Plus encore que l’année dernière, la question même du narratif, du “comment on raconte des histoires” a été au cœur d’une sélection riche en formes de récits innovantes. Jamais une compétition n’aura autant décortiqué les mécanismes de l’âme humaine et investi la question du récit du mal être, des manques, des regrets et des remords rejoignant la question majeure de l’année, celle posée, dès mars 2020 et les débuts de cette crise planétaire, par Benjamin Biolay car, en cette année, plus qu’en toute autre, ce n’est pas le bonheur qu’on interroge.
Le film capé de l’Ours d’Or par un jury “all stars” (six réalisateurs et réalisatrices eux-mêmes récompensés par le prix majeur de la Berlinale) s’inscrit clairement dans cette recherche narrative, posant, au travers de ces trois parties bien distinctes, la question du récit. S’il a pour lui, cette intégration des errements de l’ère covid, Bad Luck Banging or Loony Porn du Roumain Radu Jude n’apporte pas les meilleurs réponses aux questions posées. Seule sa troisième partie, un “tribunal” populaire un rien caricatural mais assez représentatif des échanges bousculés et réducteurs des réseaux sociaux, apporte sa pierre à l’édifice du débat. Pour le reste, le réalisateur noie son histoire de prof attaquée parce que sa sextape amateur se retrouve sur Pornhub dans un salmigondis idéologique qui brasse l’histoire de la Roumanie, le nazisme, le “slut shaming” et un féminisme pour le moins maladroit. On aurait préféré voir à cette place, le film géorgien What Do We See When We Look at the Sky ?, moins tape-à-l’œil mais ignoré par le jury. Dans ce film-conte,
expérimente une narration singulière et novatrice au découpage étonnant. Lisa et Georgi ont un coup de foudre immédiat mais le temps d’une nuit, une malédiction s’abat sur eux, leurs visages changent, leurs aptitudes disparaissent et il va leur en falloir du temps pour se retrouver. La force du film, de sa puissance narrative, c’est de placer son spectateur dans une position inédite : celle d’un voisin qui pourrait suivre cette histoire en se trouvant au bon moment derrière sa fenêtre le soir ou dans un parc la journée. Le film permet les divagations dans la ville, les chemins de traverse et place sa confiance dans ce qui rassemble, ce qui réunit, la culture populaire, le football et, bien sûr, le cinéma. Si le jury a choisi, à juste titre, de récompenser le documentaire de l’Allemande Maria Speth, M. Bachmann et sa classe, long (3h37) et puissant portrait d’un instituteur dévoué à ses élèves issus de l’immigration et qui les aide à trouver leur place dans le pays, et Whell of Fortune and Fantasy, le merveilleux triptyque du JaponaisPanorama, Forum et Générations
Dans la section Panorama, à noter le fascinant Théo et les métamorphoses, portrait sous forme de documentaire fantasmagorique d’un jeune homme atteint de trisomie 21 vivant en autarcie avec un père photographe fantasque que Damien Odoul semble construire avec ses protagonistes et le très joli Le Monde après nous. Ce premier long métrage du Lyonnais Louda Ben Salah-Cazanas suit les aventures d’un jeune “bobo-prolo” amoureux et écrivain en devenir incarné par le trop rare Aurélien Gabrielli qui illumine les films qu’il traverse de son insécurité touchante, de son adorable maladresse et d’une forme évidente d’incarnation de l’époque. Au Forum, quatre documentaires ont attiré notre attention. Dans The First 54 years, coproduit par la France, le cinéaste israélien Avi Mograbi raconte face caméra l’histoire de l’occupation illégale des territoires palestiniens par Israël depuis 1967. Si le documentaire est relativement didactique, il s’avère passionnant parce qu’il bénéficie d’une parole de poids, celles des hommes israéliens contraints de servir dans l’armée et qui raconte ce qu’ils ont vu de l’intérieur. Même intérêt pour le très beau Garderie Nocturne, premier long métrage du burkinabé Moumouni Sanou (coproduction française) qui s’intéresse à trois femmes prostituées qui confient chaque nuit leurs enfants à une vieille femme du village, Madame Coda. Avec A pas aveugles, Christophe Cognet se lance dans un long travail de recherche et de mémoire en partant des quelques clichés photographiques pris dans les camps par les déportés eux-mêmes, un documentaire sobre, passionnant et profond. Dans Juste un mouvement, coproduction belgo-française, le réalisateur
dresse un portrait composite du militant sénégalais Omar Blondin Diop, mort dans les geôles de Gorée, tout en revisitant La Chinoise de Godard dans lequel Diop incarnait un étudiant maoïste. Une mise en abîme fascinante qui convainc avec style. Enfin, c’est un film suisse qui a remporté le prix de la section Génération : Fred Baillif s’intéresse, dans La Mif, à sept jeunes femmes vivant ensemble dans un foyer ainsi qu’aux éducateurs qui passent l’essentiel de leur temps à s’occuper d’elles. Partant d’une situation complexe (le rapport sexuel “hors la loi” entre deux ados dans le foyer) et dans un style naturaliste proche du documentaire, le film multiplie les points de vue, s’intéressant de près à ses protagonistes et à leurs blessures, et parvient à surprendre en évitant jamais les zones grises. Une réussite !