Après une année en virtuel d’une richesse exceptionnelle, c’est un festival de Berlin en demi-teinte qu’ont vécu les rares festivaliers présents sur place depuis le 10 février. Un marché en ligne, des salles de projections presse jamais pleines, des invités annulés pour cause de covid et une sélection qui n’a pas provoqué énormément d’enthousiasme. Côté français et francophone, un fil s’est tendu entre les films, celui d’une étude en profondeur de nos peurs : peurs existentielles liées à l’avenir, peurs du monde qui change et isole les êtres ou peurs de soi-même et des sentiments qui submergent, qui envahissent et qui bousculent. Au programme : Les Passagers de la nuit, Peter von Kant, Viens je t’emmène, Un été comme ça, Coma, Rewind and play, Incroyable mais vrai, Le Chêne, Avec amour et acharnement, La Ligne, Un año, una noche.
Avec Les Passagers de la nuit, notre film francophone préféré de la compétition, Mikhaël Hers confirme, après son Amanda à fleur de peau, son aptitude à raconter les connections émotionnelles entre les êtres de la façon la plus délicate qui soit. Au fil des années 80 (1984, 1988 et un bref prologue le 10 mai 1981), Les Passagers de la nuit nous ouvre l’intimité d’une famille, celle d’Elisabeth (Charlotte Gainsbourg, parfaite) qui fait face à la peur de l’avenir et des défis qui s’imposent à elle : se reconstruire et assumer seule ses deux ados après le départ de son mari. Petit boulot au standard d’une émission nocturne dans la maison ronde de Radio France auprès de l’animatrice-star (géniale Emmanuelle Béart !), amitié filiale avec une jeune punkette à la rue (Noée Abita, désarmante en héroïne néo-rohmerienne), rencontre amoureuse, déménagement, tous les petits et grands événements de la vie d’Elisabeth rythment cette chronique aux allures vintage et d’une sensibilité rare. Comme toujours chez Mikhaël Hers, la vie semble suivre son cours via une caméra discrète et sans effets appuyés, la direction d’acteurs privilégie un certain minimalisme, voix basse et émotion simple. Le film n’a pas peur des bons et beaux sentiments et offre au jeune comédien Quito Rayon Richter un personnage complexe d’ado taiseux et amoureux absolument irrésistible.
En adaptant Les Larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder en Peter von Kant, c’est avec la figure du maître allemand que joue François Ozon. Ce n’est plus Petra, créatrice de mode et sa passion pour Karin, une aspirante mannequin qui sont au cœur de l’intrigue mais Peter, réalisateur autodestructeur qui se prend d’une folle passion pour Amir, un jeune ambitieux. En dirigeant sa troupe dans ce film qui assume sa cruelle théâtralité, Ozon passe du cocasse (les scènes avec Isabelle Adjani en star sur le retour sont hilarantes) au désespoir quand il s’agit de mettre en scène la passion douloureuse et sincère qu’éprouve Peter/Fassbinder (Magnifique Denis Ménochet) pour ce jeune acteur arriviste. Sans négliger le pouvoir, la peur et leurs effets toxiques sur les relations de tous ordres, François Ozon se projette dans ce portrait du réalisateur en sentimental colérique et maladroit qui ne peut hurler à la face du monde son manque d’amour qu’en tentant de le transcender par son art. Une véritable réussite qui a ouvert la compétition officielle tout comme l’est Viens je t’emmène, le nouveau film d’Alain Guiraudie qui lui inaugurait la section Panorama.
Après Rester Vertical, Alain Guiraudie creuse son sillon politique très contemporain avec un film qui n’a peur de rien et surtout pas de l’inédit. Alors que Clermont-Ferrand est confronté à un attentat terroriste, Méderic, un informaticien tombe amoureux d’Isadora, une prostituée au mari jaloux et se met en tête d’aider Sélim, le jeune sans-abri arabe qui traîne en bas de chez lui mais, bientôt, tout le voisinage s’en mêle… Guiraudie mixe avec bonheur des personnages et des territoires de cinéma qui n’ont rien à voir (la pute au grand cœur, l’informaticien loser, le jeune arabe en rupture de ban) pour créer une espèce d’agora politique où les êtres, dissemblables en tout, se retrouvent sommés par un récit d’une grande liberté de communiquer et d’échanger sur leurs peurs dans ce monde qui ne tourne plus rond. « Tout le monde s’énerve, plus personne se parle, on va en crever de ça ! » résume Méderic (formidable Jean-Charles Clichet) dans un rare accès de colère. Un film réjouissant et d’une audace folle !
L’audace est aussi présente dans le nouveau film du prolifique de Denis Côté, Un été comme ça. Sur le papier, le sujet pouvait faire peur : trois jeunes femmes accros au sexe se retrouvent pour une « retraite estivale » au sein d’une maison près d’un lac où tout est mis en place pour les aider à décrocher. Le québécois Denis Côté, en explorant sans tabous les errements et obsessions sexuels de ces trois femmes, et en les confrontant aux « sachants » qui, finalement, ont eux aussi leurs névroses, permet de relativiser intelligemment les difficultés que chacun peut rencontrer face aux normes imposées par la société. Sans jamais minimiser les comportements problématiques, il parvient à créer une bulle d’humanité finalement bien plus légère qu’attendue.
Film de confinement dédié à sa fille et finalement à toute une génération de jeunes gens accrocs aux réseaux sociaux, Coma de Bertrand Bonello, présenté dans la section Encounters dédiée à un cinéma de recherche, a fait son effet. Mixant le journal intime d’une ado parisienne aux rêves sombres d’un outre-monde, les vidéos d’une star des réseaux et les petites scènes d’un soap cruel joués par des poupées Mattel à la Todd Haynes (Superstar, The Karen Carpenter Story, 1987), Bonello parvient à évoquer les mythes et les peurs de l’époque et une véritable réflexion intergénérationnelle. Un film qui produit, grâce à ses images qui restent longtemps gravées, une matière à penser d’une grande richesse et d’une belle acuité.
Des images qui restent, ce sont aussi celles du Rewind and Play d’Alain Gomis présenté au Forum. Ce montage d’archives inédites du pianiste et compositeur Thelonious Monk tournées par la télévision française en 1969 donnent à voir un homme fascinant et sont un modèle de tentative de déconstruction des clichés entretenus par les médias. C’est plus que jamais d’actualité.
Quentin Dupieux, poursuit lui aussi l’envie de déconstruire notre monde contemporain en cultivant un goût inextinguible pour le combo « high concept / low fi » : rien de spectaculaire à l’écran mais tout dans les situations et les dialogues donne à regarder le monde différemment. Dans Incroyable mais vrai présenté à la Berlinale Special, Alain Chabat, l’un des alter ego régulier du cinéaste, incarne un homme banal qui acquiert avec sa chère et tendre (Léa Drucker, idéale en femme visiblement rationnelle sombrant dans la folie) une maison qui dispose d’un conduit qui permet de rajeunir à chaque passage. Mais quand son boss (Magimel, très drôle en caricature de macho old school) et sa femme un peu nymphomane (Anaïs Demoustier hilarante comme jamais) lui annoncent qu’il vient de se faire greffer une bite électronique, c’est tout son monde qui s’écroule. La société de consommation et ses dérives liées au jeunisme en prennent pour leur grade tout autant que les relations hommes/femmes.
La section de la Berlinale Special aura aussi permis une belle respiration, celle proposée par Le Chêne de Laurent Charbonnier et Michel Seydoux, film à la fois simple et d’une belle ambition visuelle qui suit quelques mois dans la vie trépidante d’un chêne doublement centenaire. Résultat : un film d’aventure circonscrit mais passionnant.
Retour de l’être aimé. C’est comme un sortilège qui s’abat sur Sara (Juliette Binoche) alors qu’elle est heureuse depuis 10 ans avec Jean (Vincent Lindon) et que réapparait François, son ex (Grégoire Colin) dans le nouveau film de Claire Denis présenté en compétition, Avec amour et acharnement. Si les trois acteurs précités sont absolument époustouflants de puissance, le film ne prend jamais l’ampleur qu’il semble se donner. La machine est programmatique (amour, acharnement) mais laisse le spectateur sur la touche tant elle semble s’auto-alimenter en roue libre, répétant les dialogues ou les scènes ad nauseam dans une ambiance de fin du monde qui ne permet jamais à la moindre lumière de s’infiltrer (si ce n’est, trop brièvement, celle de Bulle Ogier). Le film est froid, autarcique plus que cathartique et se complait dans un malaise entretenu qui ne permet que trop rarement l’empathie.
C’est aussi également l’un des problèmes du nouveau film de la suissesse Ursula Meier, La Ligne (compétition). En plongeant le spectateur au cœur d’une bataille rangée entre une mère, Christina (Valérie Bruni-Tedeschi) et sa fille Margaret (Stéphanie Blanchoud), la réalisatrice ne donne jamais les clés nécessaires à l’empathie ni même à la compréhension de ce conflit d’une violence inouïe. Une violence d’abord physique dans une scène d’ouverture au ralenti et à la durée discutables puis psychologique pendant les deux heures suivantes puisque Margaret est condamnée par la justice à ne pas approcher la maison familiale à moins de 100 mètres. Sa jeune sœur Marion (Elli Spagnolo) matérialisera cette condamnation par une ligne de peinture bleue qui régira les interactions familiales. Si les comédiennes sont toutes formidables (La merveilleuse India Hair complète le trio de filles), le film manque de chair et, à l’image de cette ligne bleue infranchissable, ne parvient jamais à aller au-delà du théorique. L’émotion n’est pas loin, elle est parfois presque palpable mais ne traverse jamais l’écran.
La plus grosse déception de la sélection francophone de ce festival restera Un año, una noche de Isaki Lacuesta (compétition) qui ambitionne de raconter l’histoire d’un couple de survivants des attentats du Bataclan en adaptant le livre-témoignage d’un rescapé espagnol qui fut un best-seller dans son pays. Le casting est plutôt malin puisque Noémie Merlant et Nahuel Pérez Biscayart sont d’excellents comédiens et qu’ils permettent de faire exister des personnages crédibles et parfois émouvants mais le récit est aussi erratique que la caméra cherchant à le restituer. Le film se perd dans des méandres psychologiques dispensables, dans une réflexion balourde sur le racisme post-traumatique et commet l’erreur fatale de la reconstitution en flash-backs épisodiques irregardables.