Au commencement était le mal
« Tu portes le malheur », c’est l’invective que balance le policier Guillaume (Arieh Worthalter) à son frère marginalisé, Armand (Achille Reggiani). Comme dans une tragédie antique, il est d’abord question d’héritage dans Bowling Saturne. Celui, palpable, d’un bowling en souterrain légué par le père chasseur à ses fils, véritable porte des Enfers, sur lequel règne, telle la réincarnation du défunt, un chien noir. Si dans la mythologie gréco-romaine, Saturne (Cronos) dévore ses enfants, c’est de l’intérieur que celui-là engloutit ses fils dans les abîmes. C’est cet héritage du mal qui gangrène en profondeur les deux frères et se propage lentement dans le film. Autour d’eux, le chœur des chasseurs, compagnons du mort, se réunissant dans l’épouvante d’une séquence de banquet primitif et de délectation à la contemplation de massacres d’animaux. Ils apparaissent en fiers représentants d’un monde archaïque où la jouissance des pulsions primaires manifeste la domination de l’homme. Patricia Mazuy inscrit cet aspect tragique ancestral dans une réalité qui est la nôtre, dans une ville normande, Caen, qui peut ressembler à beaucoup d’autres, mais qui devient le théâtre stylisé d’une société malade jusqu’à la moelle. Armand porte le prénom du père. Il va en revêtir les atours et se laisser contaminer par une autre forme de chasse. Le spectateur va en être rapidement le témoin oculaire, assistant à la naissance frontale du meurtrier – sans explication psychologisante – dans une longue scène de sexe et de violence difficilement supportable. Influencée dans son cinéma par le western et le polar, la réalisatrice adopte dans ce septième long métrage les codes du film noir urbain et poisseux – ici mêlé au rouge sang. La virilité exacerbée montre toute sa panoplie : armes, voitures, domination, culpabilité et désirs frustrés. Après avoir beaucoup filmé les paysages ruraux, c’est toute une topographie citadine comme territoire de cinéma qu’explore Mazuy dans la mise en scène de Bowling Saturne offrant un cadre naturaliste teinté d’étrange où les personnages évoluent dans les hauteurs l’un du commissariat, l’autre de l’appartement paternel, pour se retrouver fréquemment attirés dans les entrailles maudites du bowling. Il fallait pour incarner ces deux frères, anti-héros descendants du vieux monde, des acteurs capables de porter ce déraillement intérieur dans les silences et les regards, et de laisser le chaos s’emparer d’eux. En cela, Arieh Worthalter trouble par l’assurance calme avec laquelle il mène son enquête face à Achille Reggiani et son jeu brut offrant tout son corps à l’image – déjà magnétique au théâtre l’an dernier dans Le Passé de Julien Gosselin. Face à la sauvagerie masculine, deux femmes : Gloria (Leila Muse) et Xuan (Y Lan-Luca), par leur présence – certes minime mais fondamentale dans le récit – opposent leur vitalité et leurs convictions débordantes. Xuan mettra la lumière sur l’ancestrale tragédie en une phrase : « Il n’y en a pas qu’un de chasseurs, il y en a plein », qui n’est pas sans rappeler une réplique de La Nuit du 12 de Dominik Moll, sorti cette même année : « Ce qui m’a rendu dingue, c’est que tous les types qu’on a entendus auraient pu le faire. » – où se jouait également l’horreur des féminicides et de la contamination héréditaire du mâle. Constats terrifiants d’un monde en perdition que saisit grâce à l’esthétique du cinéma Patricia Mazuy avec toute la radicalité d’un regard sûr et jamais complaisant.
Réalisé par Patricia Mazuy, co-écrit avec Yves Thomas, avec Achille Reggiani, Arieh Worthalter, Y Lan Lucas, Leila Muse… – 1h54 – France, Belgique – En salles le 26 octobre 2022 – Paname Distribution.