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César 2020 – Male gaze vs Female gaze ?

par | 29 Fév 2020 | CINEMA

Le chœur des hommes

Adèle Haenel (Portrait de la jeune fille en feu) quittant la cérémonie des César – Canal +

Au-delà de la cérémonie elle-même et ses effets constants (et consternants) de temporisation – comme s’il fallait hier soir calmer les femmes et les « rassurer » par une forme de solidarité factice et paillettes, le palmarès 2020 des César est bel et bien la preuve que les femmes cinéastes ne sont toujours pas des sujets de cinéma pour cette Académie (dont c’était heureusement la fin de mandat). On loue leur force, on les élève au rang de symbole (d’une cause, d’une lutte), on les expose comme des trophées dans les médias, mais le fait est que parmi les réalisateurs de fiction cette année (catégorie long), il n’y avait qu’une réalisatrice, Céline Sciamma, portant ainsi sur ses épaules le poids des absentes (Hafsia Herzi ou Justine Triet pour ne citer qu’elles). Pourtant hier soir, (mauvais) coup de théâtre. Meilleure réalisation : Roman Polanski. Meilleur film : Les Misérables. Comme J’accuse (un personnage féminin – secondaire – créé sur mesure pour Emmanuelle Seigner), Les Misérables met en scène des affaires d’hommes et de petits d’hommes. Souvenez-vous, c’était à Cannes, et Ladj Ly avait été interrogé par plusieurs journalistes sur l’invisibilisation des femmes dans son film, photographie si juste et contemporaine de la banlieue française. A cela, il avait répondu à une journaliste française lors de la conférence de presse cannoise : « Venez-vous souvent en banlieue, Madame ? Elles (les femmes) sont là mais ne traînent pas en bas des tours. La rue appartient aux garçons et on critique ce qu’ils en font ». Hier soir, la scène des César appartenait elle aussi aux hommes. Une cinéaste était là – Céline Sciamma -, mais elle n’a pas pu non plus fréquenter la rue. On tolère sa présence, mais de là à récompenser son œuvre, unique et majeure ? Inconcevable ! Récompenser la qualité d’interprétation d’Adèle Haenel et Noémie Merlant, en feu dans le film de Sciamma ? Inconcevable, encore. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment réagir face à cette avant-dernière image – que des hommes en scène, alors que toute la cérémonie a été articulée autour d’un pseudo girl-power ? Qu’on ne s’y méprenne pas, même si Les Misérables ne passe pas le test de Bechdel, c’est un premier film passionnant qui mérite les honneurs, mais on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il s’agit là de deux films, Les Misérables et J’accuse donc, qui ne font qu’une place infime aux femmes dans leur monde, tandis que Céline Sciamma fait tout l’inverse. « Les femmes adressent aux hommes un message rassurant : n’ayez pas peur de nous » écrit Despentes dans King Kong Theory. Mais qu’est-ce qui leur fait à ce point peur ? Qu’est-ce que les votants affirment à travers leurs choix ? Il ne s’agit pas de plaquer des intentions, mais de s’interroger sur le sens de ces représentations. Ont été célébrés, à travers J’accuse et Les Misérables, ce que beaucoup appellent male gaze. Oui, le débat est terriblement d’actualité, il a tout son sens. Comment ne pas entendre ici le rejet, de la part des votants, du female gaze, vu comme un outil de propagande féministe par beaucoup, la peste et le choléra réunis ? Portrait de la jeune fille eu feu semble avoir souffert du bruit de ces débats-là bien plus que les nouvelles accusations d’agressions sexuelles n’ont nui à Polanski et son J’accuse. Alors, oui, voir Céline Sciamma, Adèle Haenel, Noémie Merlant et Luàna Bajrami dénigrées par la profession de la sorte, c’est un couteau dans le coeur. Dix nominations pour le film, une récompense (Claire Mathon, directrice de la photographie). Les calculs sont faits. Le message est tellement clair qu’il en devient insupportable. Partout dans le monde, Portrait de la jeune fille en feu a été plébiscité. Son équilibre, le sens nouveau des images, la représentation de la chair, l’expression des sentiments, la poésie, le cinéma, tout ça a été balayé d’un revers de main par les votants et leur mouvance grincheuse. Une gifle. De quoi bondir de son fauteuil. Tout le monde s’est retranché derrière l’argument « cinéma », ceux et celles qui ont voté en faveur de J’accuse mettaient en tout cas en avant cette rhétorique. Alors pourquoi Portrait de la jeune fille en feu semble-t-il avoir fait les frais d’un combat politique d’arrière-garde qui s’adosse à un mur qui n’a rien de porteur ? Si l’on juge bien des œuvres pour des raisons artistiques, pourquoi le geste de cinéaste de Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu ne s’est-il pas vu récompensé ? Parce qu’elle est aussi militante, elle ne peut pas être aussi jugée comme cinéaste ? Pourquoi ce film-ci, qui favorise un autre regard, qui fait des personnages féminins des héroïnes actives et qui trouve le parfait écrin pour accueillir leur parole et leur liberté d’action, a-t-il été boudé ? « Mon pays préféré, c’est le cinéma » a déclaré Sandrine Kiberlain, présidente de cette 45e édition des César. Quand les réalisatrices en sont exclues de la sorte, ce pays-là fait moins rêver.

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