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César Díaz (Mexico 86) : « Dans les mouvements révolutionnaires, on a oublié la notion d’individu »

par | 25 Avr 2025 | Interview, z - Milieu

Six ans après Nuestras Madres (en compétition à la Semaine de la Critique et Caméra d’or 2019), le cinéaste guatémaltèque César Díaz poursuit son exploration des années de guerre civile et de dictature dans son pays d’origine ainsi que le rapport à la maternité avec Mexico 86. Rencontre avec le réalisateur pour parler de ce deuxième film, portrait puissant d’une militante complexe et déterminée porté par Bérénice Béjo.

Dans Nuestras Madres, le rapport mère-fils était déjà central.  On le retrouve au coeur dans Mexico 86.

César Díaz : Oui, j’avais d’ailleurs eu l’idée de ce film avant Nuestras Madres. Je voulais en effet explorer la maternité et le rapport mère-fils. Je me posais plusieurs questions : Comment ça se construit ? Qu’est-ce que ça signifie ? Sachant que j’ai grandi dans un contexte de dictature et de guerre civile où tous les curseurs sont poussés à l’extrême. On ne fait pas les mêmes choix qu’en période de paix. Je trouvais intéressant de faire se répondre la Maria de Mexico 86 et la Cristina de Nuestras Madres, qui sont des personnages disciplinés avec une certaine idée de la maternité. 

Vous vous êtes inspirés d’éléments autobiographiques, pouvez-vous nous en dire plus ? 

César Díaz : Je me suis inspiré de la séparation avec ma mère quand j’étais petit, de la relation avec ma grand-mère qui a occupé ce rôle de mère. Les retrouvailles avec ma mère biologique ont été difficiles parce que ce rapport aurait du s’inscrire dans un quotidien. Quand tu n’as pas vécu ce quotidien, tu te retrouves face à une amie et tu te mets à questionner ce lien hiérarchique immédiat. Puis, le film raconte la façon dont elle imagine le monde avec cette responsabilité permanente et cette discipline déroutante. Je voulais mettre cela en scène en me plaçant du côté de la mère.

Puisque vous vous inspirez de votre enfance, pourquoi ne pas se placer du point de vue du fils ? 

César Díaz : En se plaçant du point de vue du fils, on juge la mère immédiatement. Je pense qu’on exigerait d’elle qu’elle s’occupe de lui. Je vous épargne toute la souffrance du fils, qui existe. Je l’ai écrit car j’ai pour habitude d’écrire ce que vivent et ressentent tous les personnages de mes films. Cette souffrance est immense. J’imaginais des scènes où l’enfant pleure la nuit et appelle sa grand-mère. Si on voit cette souffrance, le film ne serait pas le même parce qu’elle serait jugée et le fils deviendrait seulement une victime des choix de sa mère. Alors qu’en étant de son point de vue à elle, on peut comprendre leurs raisons et sentiments à tous deux. Le spectateur est dès lors dans une position plus intéressante. L’essentiel est de comprendre le cheminement de Maria et ce que signifie concrètement son engagement.

Aviez-vous d’autres modèles que votre mère pour écrire ce personnage de femme forte, militante et déterminée dans ses engagements ? 

César Díaz : Il n’y a pas que ma maman là-dedans ! Je me suis nourri de plusieurs anecdotes recueillies auprès des femmes et des enfants avec lesquels j’ai grandi. Et pendant la phase de recherches, je posais les questions : « pourquoi vous êtes-vous engagés ? et « quels étaient les déclencheurs pour arriver à quelque chose d’aussi extrême ? ». Toutes les personnes interrogées me répondaient que les outils démocratiques qu’ils avaient, étaient supprimés les uns après les autres. Ils manifestaient puis se faisaient arrêter et torturer. Les filles se faisaient violer. Quand ils étaient relâchés, ils continuaient de manifester et certains camarades se faisaient tuer ou kidnapper. La réponse de la lutte armée ou de cet engagement était la conséquence d’être confronté à une dictature militaire violente qui ne laissait aucun espace pour s’exprimer. 

Pourquoi avoir situé votre histoire spécifiquement en 1986, qui est l’année de la Coupe du monde de football au Mexique ? 

César Díaz : Déjà, parce que j’avais tant de souvenirs de cet événement ! Et aussi parce qu’à ce moment-là, les yeux du monde étaient braqués sur le foot. Tout ce qui intéressait, c’était Maradona, l’Argentine, l’Allemagne… Alors qu’à des centaines de kilomètres de là, il y avait une guerre civile. Personne n’en parlait. Pour moi, ça a toujours été surprenant et même douloureux. L‘information existait mais elle n’était pas mise en avant. C’était important d’un côté de mettre en scène le journalisme qui avait un vrai pouvoir, celui de faire tomber des gouvernements et en même temps le fait que tout le monde se préoccupait uniquement du football.

En aviez-vous conscience à ce moment-là ?

César Díaz : Oui, j’en avais conscience parce qu’on ne nous a jamais rien épargné. C’est-à-dire que cette volonté d’éduquer et de partager a toujours été là. Ma génération a été adulte très vite, parce que nous étions responsabilisé et confronté à des questions de vie ou de mort. Quand tu dois avoir une fausse identité pour traverser une frontière, quand tu as conscience que si tu fais une erreur, cela peut coûter la vie de ta mère et de beaucoup de monde autour, ça te mets un poids sur les épaules et tu sais que tu ne peux pas te tromper. Et en même temps, je comprends que nos ainés n’aient pas voulu nous épargner. D’un côté, parce qu’ils étaient dans une volonté d’héritage et de continuité. De l’autre côté, il y avait une question pratique, on devait pouvoir être capable de répondre à des questions si jamais il arrivait quelque chose.

Le personnage du beau-père est fascinant car il offre une représentation différente de la paternité. Lui, semble prêt à arrêter la révolution pour faire famille avec Maria et son fils… Comment avez-vous construit ce personnage ? 

César Díaz : Il a cette réplique poignante : « Et on pourrait avoir des amis ». Et là, en une phrase, on imagine leur vie dure, triste, consacrée uniquement à la lutte, dans laquelle il n’y a pas de place pour autre chose, même pas pour le fils. J’avais envie que ce beau-père soit plus doux. Il y a une scène qui n’est pas dans le film, au moment où il leur dit au revoir, il leur laisse une cassette. La scène était très belle mais c’est dommage car on n’a jamais pu l’intégrer car sinon il fallait lancer le générique immédiatement après. J’ai le sentiment d’avoir une dette envers ce personnage pour qu’il puisse régler son départ.

Pour vous, le cinéma est un moyen de lier le politique à l’intime ?

César Díaz : Le politique et l’intime sont profondément liés. La génération de ma mère a eu des outils incroyables pour transformer la société. Aujourd’hui, nous sommes démunis. On doit gérer notre rapport intime à l’injustice, à l’idéal qu’on a de ce monde, à la défense de la liberté. Et donc, pour moi, ce dialogue est permanent. Je suis persuadé que l’on a tous cette sensibilité face à ce qui est injuste et insupportable. Il s’agit d’arriver à l’exprimer pour passer de l’individu au collectif. Ce dialogue, me semble intéressant par rapport au politique et la question de la guérison. J’ai l’impression que l’on a demandé immédiatement à la société guatémaltèque ou aux sociétés d’après-guerre, de guérir en utilisant cette expression de réconciliation nationale… Alors qu’il faudrait commencer par guérir les individus pour pouvoir guérir collectivement en tant que société. En faisant du cinéma avec Nuestras Madres ou Mexico 86, je mets en place ces dialectiques pour pouvoir avoir ces dialogues et observer comment les blessures et les revendications individuelles se répercutent dans cette sphère politique. Par exemple, il y a cette scène dans laquelle Maria dit à ses chefs « Ce gamin, il reste avec moi. Je m’en fous. » C’est un acte de rébellion. Dans un autre contexte, on l’aurait peut-être exclue. Mais c’est la revendication de mes nécessités comme individu face à mon action politique qui devient concrète.

Diriez-vous que la fiction permet de capturer cette idée ?

César Díaz : La fiction permet de l’imaginer, de la mettre en scène et puis d’avoir un point de vue dans lequel on puisse se dire qu’avant d’être militante cette femme est une femme qui a des besoins. Là, elle a besoin d’être avec son enfant. C’est important parce que j’ai l’impression que dans les mouvements révolutionnaires, on a oublié la notion d’individu. Les militants ne sont pas masse uniforme, et chacun a une histoire personnelle et des besoins particuliers. Le cinéma permet de mettre une lumière sur ces gens et cette volonté-là. 

Mexico 86 a des allures de film d’espionnage dans sa mise en scène, sa photographie et la tension permanente. Aviez-vous des références cinématographiques en tête ?

César Díaz : Oui, sans hésiter, le cinéma américain des années 70 : Sydney Lumet, Bullitt, French Connection… J’ai l’impression que ce cinéma défendait une certaine idée du monde sans artifices. Techniquement, la caméra était bien placée, et ne cherchait pas 50 points de vue différents pour accélérer le rythme. Il y avait des personnages avec des problèmes et qui essayaient de les résoudre. Et puis, quelqu’un les filmait. J’avais envie de ça. Le langage du film devait se trouver là. Comment créer la tension dans cet hors-champ ? Comment faire en sorte que tout soit dangereux ? À partir de là, la réflexion était : à quelle distance je filme Bérénice Béjo ? Dans Nuestras Madres, j’étais dans une logique de faire trois pas en arrière pour regarder ce jeune homme et son environnement alors que pour Mexico 86, j’avais besoin d’aller plus près d’elle pour que le hors champ soit construit par les spectateurs. Je dis souvent que j’en veux terriblement à Lumet car au début d’À bout de course, il filme des voitures noires et des personnages vêtus de noir en signifiant que c’est le FBI et tu flippes. Personnellement, je suis en tension pendant tout le film parce qu’ils vont se faire rattraper alors que dans mon film, je mets des méchants dans des voitures d’époque et je vous dis que c’est la G2 (Escadron de la mort au Guatemala, ndlr.) et personne ne flippe. Je voulais faire la même chose que Lumet, mais ça ne rend pas pareil (rires) ! 

Et comment avez-vous traduit cela dans la photographie du film, plutôt sombre ? 

César Díaz : Il y avait l’envie d’explorer le clair-obscur. Je voulais qu’il y ai une vraie différence entre ces intérieurs pesants et cet extérieur qui pouvait être dangereux mais beaucoup plus lumineux. Le film tient sur cette lumière-là presque tout le temps jusqu’au moment où à la fin on la fait éclater complètement comme dans Seven de David Fincher. Le fils part vers un univers inconnu et Maria reste avec elle-même et ses contradictions. Puis, je travaille en étroite collaboration avec la cheffe déco et ça nous a pris beaucoup de temps. Je suis entouré des mêmes personnes depuis Nuestras Madres. Ce sont des amis qui lisent les diverses versions du scénario et font des retours précieux. Ensuite, nous travaillons ensemble sur des photos, des peintures, des références de films …

Il fallait une actrice forte pour porter ce personnage complexe. Pensiez-vous à Bérénice Béjo au moment de l’écriture ? Comment s’est fait votre rencontre ? 

César Díaz : Je pensais à elle au moment de l’écriture dans le sens où j’imaginais son rôle dans Le Passé d’Asghar Farhadi. Son travail d’actrice dans le film est formidable et m’avait beaucoup marqué, mais je n’imaginais pas en faire la comédienne de mon film. J’avais juste besoin d’une image mentale et puis j’ai découvert qu’elle était Argentine. Nous nous sommes rencontrés par nos histoires personnelles et on a voulu faire le film ensemble. Il y avait quelque chose de très organique car nous partageons beaucoup de points communs. Nous essayons tous les deux de comprendre ces secrets, ces silences et nous étions aussi convaincu que l’engagement est un sujet important parce que ça avait marqué nos vies tout en nous questionnant. Comment est-ce que l’on fait pour vivre avec un tel un héritage ? Personnellement, répondre simplement « je fais des films » ne me suffit pas. Je connais la limite du cinéma. Ce serait prétentieux de d’affirmer que c’est mon outil. Il y a d’abord une nécessité personnelle pour enclencher un dialogue et partager des questionnements mais concrètement, ça ne transforme pas les sociétés.

Mais alors qu’est ce qui vous a conduit à devenir réalisateur ?

César Díaz : L’exploration des sujets. À un moment, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’histoires. Je me souviens, vers 15 ans, j’ai revu Paris, Texas de Wim Wenders et j’ai compris qu’à travers cette histoire, il parlait de la paternité. Il y a eu comme une ampoule qui s’est allumée dans ma tête, comme dans les dessins-animés (rires). Et j’ai commencé à regarder le film différemment. Jusqu’à l’adolescence, je consommais les films comme des histoires et je ne les voyais pas comme des thématiques ou des sujets à explorer. Après la redécouverte de Paris, Texas, c’était foutu. Un cheminement s’était mis en place et je ne pouvais plus regarder les choses autrement. Toutes les questions que je me posais, je pouvais les mettre en image et explorer un sujet à travers ces images-là. Ce fut une grande révélation.

Pour vos prochains films, avez-vous envie de continuer l’exploration de ces sujets ?

César Díaz : J’en ai fini avec le sujet de la guerre. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. Maintenant, j’ai envie d’explorer les contrats sociaux c’est à dire les moments où l’état de droit n’existe plus et la manière de résoudre nos grands conflits. Comment résoudre ces conflits si la justice n’est pas là pour faire une médiation entre nous alors que l’on se dispute ? Quand on pousse les choses à l’extrême comme je l’ai fait dans Mexico 86, en mettant des personnages face au mur, se pose la question de ce que l’on fait comme société.

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