Avec son quatorzième long métrage pour le cinéma, Christophe Honoré creuse plus que jamais le sillon de ses souvenirs de jeunesse tout en jouant avec une réelle contemporanéité. Le Lycéen, s’il raconte en quelque sorte l’avant Plaire, aimer et courir vite, renouvelle sa filmographie sur le fond, un film de deuil et de reconstruction, comme sur la forme avec la présence forte d’une caméra portée au plus près des comédiens. C’est tout cela que nous avons évoqué avec le réalisateur…
Peut-on voir Le Lycéen comme un « prequel » du film Plaire, aimer et courir vite ?
Christophe Honoré : Oui, oui ! Plaire, aimer et courir vite avait le désir de fixer des émotions liées à une période étudiante, autour de la vingtaine, et en dehors du cadre familial. Il n’y avait pas de mère, pas de maison familiale, c’est un moment de confrontation à l’autre, à la culture, c’est un film de premiers pas, de prétendant. Alors que Le Lycéen travaille sur les émotions de la période d’avant. Cette question de l’autoportrait au cinéma, elle est très étrange. Je préfère parler d’autoportrait que d’autobiographie parce que l’autobiographie au cinéma entraînerait forcément pour moi un traitement documentaire. On ne peut pas, quand on est dans la fiction ou le romanesque prétendre à l’autobiographie, en tout cas, il me semble qu’il y a quelque chose qui frictionne, qui ne marche pas. L’autoportrait, je ne l’envisage pas comme quelque chose de l’ordre du portrait physique mais comme une espèce d’autoportrait d’émotion et de sensibilité. Le personnage de Vincent Lacoste dans Plaire, aimer et courir vite avait l’air relativement solide comme personnage, cela venait sans doute beaucoup de la personnalité de Vincent, il n’était pas effrayé par le monde et pouvait se permettre une vraie légèreté. Cette période succède à une autre période plus chaotique décrite dans Le Lycéen.
Pourquoi avez-vous décidé d’endosser vous-même le rôle de ce père qui disparait ?
Christophe Honoré : Je me le suis permis parce que, dans Guermantes, je m’étais filmé. Je pensais que ça allait être abominable et, même si je ne me trouvais pas, moi, intéressant comme acteur – même plutôt décevant pour le metteur en scène que je suis – j’ai trouvé que cela me permettait un rapport intéressant avec les acteurs, de créer un autre lien avec eux. Je m’étais débarrassé des obstacles à ce fantasme-là. Et ce fantasme-là je l’ai toujours eu parce que de Moretti à Cassavetes en passant par Fassbinder ou Woody Allen, la question du corps du cinéaste me passionne assez. Qu’est-ce qui fait l’identité particulière de ces films-là si ce n’est que qu’à un moment, le regard du réalisateur s’incarne dans un visage, un corps, un rythme ? Cela rend ces films différents des autres mais ce n’est pas une échelle de valeur, on ne peut pas dire que Bergman était un moins bon cinéaste parce qu’il ne jouait pas dans ses films et, à l’inverse certains jouent dans leurs films sans que cela ne les rende plus intéressants pour autant ! Cela apporte une couleur particulière. J’avais conscience que je ne pouvais pas me cacher dans ce film-là et qu’il fallait assumer d’être présent physiquement. Même si le film a une double cible : il y a une part d’autoportrait mais aussi l’envie de faire celui d’un jeune homme d’aujourd’hui. Et ce jeune homme d’aujourd’hui, je ne peux l’envisager que comme observateur. Je ne m’identifie pas aux jeunes gens d’aujourd’hui, au contraire, j’en suis même très éloigné. C’est un effet de zoom/dézoom qui est très présent dans le film. Et pour moi, ce trajet de voiture, c’est la dernière image que j’ai de mon père. La question c’est un peu qu’est-ce que le cinéma peut faire d’un souvenir aussi précis que celui-là. Et, énormément d’années après, on est toujours dans une idée de profanation quand on se lance dans une reconstitution de scènes qui appartiennent à notre mémoire. On sait que cela a des conséquences comme celle de détruire le souvenir et de se substituer à la mémoire qu’on peut anticiper. Une mémoire est composée d’images, d’impressions, de récits et de mensonges aussi, de récits qu’on se fait de sa propre vie. C’est une manière de remettre de l’ordre par le cinéma parce qu’on va imposer des plans qui sont éclairés, fabriqués, précises et logique, ce que n’est pas toujours la mémoire. On détruit quelque chose et on profane donc je ne pouvais pas confier ça à un autre comédien, il fallait que je le vive au cœur de la scène. Mais je voulais en être débarrassé donc cela a été les deux premiers jours de tournage. Malgré tout, même après avoir fait pas mal de films, le premier jour c’est un peu comme la rentrée des classes et ce n’est pas agréable d’être à la place du prof, celui dont on attend beaucoup et qu’on regarde, celui qui donne l’humeur du plateau. En me mettant à la place du comédien qui ne sait pas jouer, c’est une façon presque humiliante de se présenter à l’équipe du film…
Humble plus qu’humiliante, non ?
Christophe Honoré : Non, humiliante, vraiment, parce que j’ai peur, je bafouille, je ricane, je dis des bêtises. Cela sape tout rapport d’autorité et c’est une façon de faire comprendre à l’équipe qu’on est sur du « touchy » et puis c’est une façon de créer une complicité avec Paul, de se sentir d’égal à égal. J’étais aussi trouillard que lui au premier « action » et au premier « coupez ». Ces deux jours en voiture nous ont profondément soudés parce qu’en plus ce sont des scènes, on s’emmerde, on attend des heures, on fume des clopes… Cela a créé un espace de partage qui a été une manière pour moi d’engager le travail avec lui.
Est-ce que de film en film, en s’affirmant réalisateur, il est plus facile d’accéder à l’intime ?
Christophe Honoré : Oui, à mon intimité à moi, même si Les Chansons d’amour était déjà très intime puisqu’avec Alex Beaupain on racontait vraiment une histoire qu’on avait vécue trois ans plus tôt. Mais les gens se sont tellement appropriés le film et l’aspect autoportrait ne s’est jamais imposé. Le Lycéen a été écrit au moment où je créais une pièce au théâtre, Le Ciel de Nantes, qui était une volonté de cerner un milieu populaire, et qui mettait en scène ma famille me reprochant de ne jamais avoir parlé d’eux dans mes films comme si j’avais honte d’eux. Ils pointaient une forme d’incompétence à raconter quelque chose qui nous appartiendrait. C’est quelque chose que je ressens, mais j’ai parfois pensé qu’il y avait plus d’urgence à faire un film sur les Métamorphoses d’Ovide, même si je ne regrette pas du tout ce film mais d’autres gens auraient pu le faire. Et puis il y a l’envie de se dire qu’il faut essayer de faire des films avant qu’il ne soit trop tard et de se dire « J’aurais dû faire ce film-là ». Et puis, comme on est sur des émotions très personnelles, la question qui se pose c’est de savoir si le cinéma est vraiment le lieu de ça, de l’exploration d’une mémoire intime. Est-ce que la littérature n’est pas plus adaptée à ça que le cinéma ? A force d’entendre toute sorte de grossièretés sur le cinéma d’auteur qui serait nombriliste. On a tendance à entendre que le cinéma serait comme le lieu d’une métaphysique de l’identité, et on réfute assez l’idée qu’un cinéaste est un artiste, on préfère le voir comme un bon artisan qui fasse des bons produits. Ma cinéphilie ne s’est pas construite dans l’admiration de grands fabricants mais dans la découverte de personnalités. Aller voir leurs films, film après film, c’était aller prendre des nouvelles de personnes qui m’intéressaient et m’aidaient à vivre.
Dans votre cinéma, on parle beaucoup au cœur et au cerveau mais, dans ce film en particulier, on a l’impression qu’il est aussi beaucoup question du corps, de façon très proche et directe dans la mise en scène…
Christophe Honoré : J’ai l’impression de travailler cela depuis longtemps mais des films comme Chambre 212 imposent une certaine distance effectivement puisqu’il y a une approche très théâtrale, ce qui n’est pas du tout négatif pour moi. Cela met à le spectateur à distance des corps. Là, pour la première fois, je fais un film tourné à 90% en caméra à l’épaule, sans découpage préconçu. Je l’ai expérimenté sur Guermantes mais on a tourné en une semaine, on était trois avec mon chef op et on n’avait pas le choix. Cela m’a vraiment plu et j’ai voulu reprendre ce procédé en me débarrassant de ce que je pouvais penser de la caméra épaule, du dogme, de Lars von Trier et des frères Dardenne, de cette langue particulière de la fin des années 90 qui a un peu envahi le cinéma d’auteur et qui, moi, m’a mis à distance quand j’ai voulu faire des films. Non pas que je n’aime pas Lars von Trier ou les Dardenne mais, à un moment, c’était une langue un peu majoritaire. Là, j’ai eu vraiment envie de ça mais pas dans un rapport stylistique mais vraiment pour laisser une place particulière aux comédiens. Ce rapport au corps ne peut s’établir que dans une immense confiance avec les comédiens. C’est aussi le rapport au corps de Juliette Binoche, par exemple, la manière dont elle est accablée par la douleur ou celui que j’ai demandé à Vincent Lacoste en lui demandant de se teindre les cheveux. C’est vrai que c’est un film que je voulais plus charnel que sensuel parce que, de mon point de vue, la douleur, ou la perception d’un sentiment d’abandon, dans le cadre d’une rupture ou d’un deuil, entraine un abandon de notre propre corps, un moment où il ne performe plus rien et donne une sensualité très particulière souvent assez troublante. Ce n’est pas un hasard si dans les moments de très grande détresse ou de très grand chagrin, le rapport au désir sexuel est bouleversé. Soudain, se joue dans la sexualité autre chose que les notions de désir, de séduction ou de plaisir, mais un refuge et un oubli particulier. Et puis il y avait l’idée que dans ce film, dans son dernier tiers, le personnage ne parle plus donc il fallait réussir à trouver comment exprimer les sentiments sur ces moments-là du film, uniquement dans la posture. La manière dont Paul (Kircher, qui joue Lucas, le rôle-titre du film, NDLR) exprime les sentiments, les émotions à ces moments-là du film, est vraiment très impressionnante de vérité.