Pour la sortie de Lucie perd son cheval, second long métrage de Claude Schmitz en salles depuis le 8 février, nous avons rencontré le cinéaste et metteur en scène pour évoquer la déstructuration de ses récits oscillant entre naturalisme et merveilleux.
Lucie perd son cheval est votre deuxième long métrage après Braquer Poitiers, quelle a été la genèse du film ?
Claude Schmitz : C’est un film particulier, car il est né de circonstances particulières. Il n’était pas prémédité et il n’a pas été écrit. C’est un film qui est arrivé suite à cette période que nous avons tous connus, des deux confinements successifs. Nous avions créé un spectacle dans lequel il y avait déjà une partie traitée par l’image, un film. On voyait Lucie avec sa fille, c’est-à-dire toute la première partie de Lucie perd son cheval. Et dans ce spectacle, l’écran se levait et on découvrait l’histoire qui se passait dans un théâtre vide. Un peu ce qu’on voit dans le film. On l’a créé à Marseille puis à Liège. Le confinement a été décrété et on s’est retrouvé avec une tournée annulée. Très curieusement la situation de ce théâtre vide évoqué dans le spectacle est devenu réellel. Il y a eu une proposition du directeur du théâtre de Liège : “Pourquoi est-ce qu’on ne profiterait pas de cet arrêt pour faire quelque chose ?”. En une semaine, on a monté une toute petite production pour adapter ce qui était un spectacle en film. En adaptant l’histoire dans toutes les pièces du théâtre : les bureaux, le stock de décors… Après, il y a eu la phase de montage où on a créé ce film qui est une sorte d’objet hybride.
Le récit du film est donc né au montage ?
Claude Schmitz : Oui, l’histoire était assez proche dans le spectacle, mais le cinéma induit d’autre choses que l’on a adaptées. On a inventé d’autres situations et on a construit au montage une sorte de continuité entre la première partie, qui se passe dans les Cévennes, et la seconde partie, dans un théâtre. Et ça a créé cet objet particulier qui n’a pas une dramaturgie classique dans le sens ou si j’avais dû écrire ce film, je l’aurai fait différemment. D’ailleurs, je ne l’aurai pas fait. Ce que j’aime bien avec ce projet, c’est qu’il est né de circonstances, il est apparu.
Ce qui est fascinant c’est la déstructuration du récit, traversé par le naturalisme comme dans Braquer Poitiers et le merveilleux, on assiste à une fuite du récit par le sommeil, comment avez-vous construit cette narration ?
Claude Schmitz : Il y a plusieurs couches de cinéma qui viennent prendre en charge la narration de cette histoire. D’abord, presque documentaire car ce sont véritablement la fille de Lucie et sa grand-mère. Mais la première chose, c’est que j’avais envie de faire le portrait d’une actrice, d’une femme, d’être attentif à un personnage féminin qui en même temps est une personne donc un endroit où la fiction et la réalité se croisent. Puis, j’avais envie de voir où ça allait mener. Ce récit est une métaphore de la condition de l’actrice et interroge des fondamentaux liés à la question de jouer. Et on a travaillé sur des couches qui sont traitées comme des sortes de glissements avec une structure qui, de près ou de loin, pouvait me faire penser à des choses qu’on pourrait retrouver dans des récits comme Alice aux pays des merveilles ou même chez Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été. C’est un récit qui avance par des rapports à la réalité et à la fiction qui sont différentes et qui fonctionne aussi par des enchâssements de rêves. Ça pose toujours la question de comment est-ce qu’on raconte une histoire ? C’est quoi une histoire ? Par quoi est pris en charge une histoire ? Est-ce que c’est la présence simple d’un être dans les parties les plus documentaires ou est ce qu’il y a des récits qui viennent s’additionner à ça venu au gré des inspirations ? Des choses qui vont continuellement créer des frottements et qui vont faire en sorte qu’on est dans quelque chose de sinueux et pas forcément une dramaturgie qui va suivre un schéma complètement classique. Ce qui est peut-être déstabilisant, je l’entends très bien, et qui fait que des gens passent à côté et c’est bien normal.
Et justement ce fil qu’elle ne doit pas perdre, ce cheval perdu, c’est comme des adresses au spectateur concernant cette narration ?
Claude Schmitz : Oui et un peu à moi aussi… C’est amusant, car en réalité la première fois où cette phrase est sortie, c’est la fille de Lucie qui l’a prononcé. Ce n’est pas moi qui lui ai imposé de dire : « Tu ne pars pas avec mon fil » Elle jouait avec un fil depuis un moment. Donc, évidemment, on y a vu un sens qui pouvait être joli de voir où ça nous menait, de raconter l’histoire en tirant ce fil. Et en même temps de ne pas perdre le fil de ce qu’on était en train de mettre en place. C’est le type de tournage où comme il n’y a pas vraiment d’écriture, moi-même, je devais me mettre dans une position où je ne dois pas perdre le fil. Le personnage lui-même est perdu dans un récit un peu buissonnier. Et ça devient effectivement une sorte d’adresse au spectateur. Après ce qui est intéressant, c’est aussi de perdre le fil de temps en temps. Peut-être que c’est une sorte de récit au fil de l’eau plutôt vers quelque chose qui va suivre, une sorte de courant, mais dont on ne connaît pas les méandres. On découvre le trajet de ce ruisseau, de cette rivière au fur et à mesure.
Sur le plateau, il y avait donc une part d’improvisation pour les acteurs ou vous écriviez à chaque fois ?
Claude Scmitz : Alors il y a des parties où je ne dirai même pas improvisation. Ce sont des parties où on essaie de capter le présent, donc là il n’y a rien à produire, c’est juste être là et d’autres où il y a plus d’improvisation.
Notamment les conversations dans le théâtre ?
Claude Schmitz : Le théâtre, c’est un peu particulier. Tout le processus avait déjà était préparé par le spectacle que l’on avait fait. Mais ce spectacle avait été construit à base d’improvisation. Dans le film, on a gardé une sorte de corpus qui dans les scènes correspondait à ce que les acteurs disaient. On a tenté de recréer de la vie là-dedans. Faire en sorte que les choses ne soient pas juste mécaniques et que ça ne soit pas des répliques de théâtre. Parfois, c’est de l’impro, parfois, il n’y en a pas, parfois, c’est juste tenter de capter des moments de présent. L’improvisation, c’est toujours un truc un peu compliqué, je trouve. Dans l’improvisation, il y a la volonté de produire quelque chose. Souvent, on part d’un thème. Alors que j’aime quand les choses naissent et qu’il n’y a pas d’efforts à fournir.
Ça devient un travail de collectif du coup ? Tous les comédien.nes jouaient dans la pièce ?
Claude Schmitz : Oui et ce sont des comédiens avec qui je travaille depuis longtemps. Ils jouaient sur les précédents films, Braquer Poitiers, Rien sauf l’été… Mais ce n’est pas un collectif, ce n’est pas une troupe, ce sont des gens qui se réunissent ponctuellement pour faire des activités. Ce non-groupe a un nom, l’Alliance sauvage, mais ce n’est pas officiel, c’est comme un projet secret qui n’a pas vocation à se professionnaliser.
D’où vient l’idée de la chevaleresse, comme représentation de l’actrice ?
Claude Schmitz : J’ai souvent pensé que c’était une métaphore intéressante, une façon poétique de raconter le statut de l’acteur qui est comme un chevalier errant. Il est pétri d’idéaux comme les chevaliers. C’est le contraire des mercenaires qui travaillent pour une somme. Il doit défendre quelque chose et parfois se retrouve envoyé sur des missions et entre chaque mission il y a ces temps de latence. J’aimais bien l’idée que Lucie se rêve en chevaleresse et qu’elle perde son cheval. Elle se retrouve littéralement désœuvrée, qu’est ce qui se passe à cet endroit-là ? Qu’est-ce que c’est être acteur ? Mais aussi des questions universelles : comment arriver à être au présent ? – qui est la vraie question de l’histoire. Lucie se pose beaucoup de questions au début quand elle discute avec sa grand-mère, sur le métier d’acteur et s’accomplit une réflexion qui se veut d’être au présent. Pareil, ce n’est pas une discussion imposée, elles l’ont vraiment eu. C’est formidable, alors qu’elle ne vient pas du milieu du théâtre, elle pratique la métamorphose. Ça vise à laisser derrière soi ce qui n’est pas essentiel, et indique là où on doit aller. Ça rejoint les rêves de Lucie, ses propres métamorphoses. Ce sont des choses accueillies au tournage et un réseau de sens s’est mis en place qui n’était pas prémédité. C’est la magie du réel qui est parfois plus ironique.
On peut y voir, dans ce désœuvrement, le fait d’être un acteur qui ne peut pas jouer, l’arrêt des choses, une forme de métaphore de cette période étrange de covid ?
Claude Schmitz : Je ne sais pas. C’est une période qui ne m’a pas passionné. Je n’avais pas forcément de discours là-dessus. Tout, c’était arrêté de manière autoritaire donc il n’y avait pas de rêveries possibles. Alors que dans une sorte d’errance ça reste en mouvement. Par contre ce qui est une réponse à cette situation d’arrêt, malgré les choses arrêtées, on a transformé cette matière en une autre, un spectacle en un film et donc on a continué de faire en sorte que les choses restent vivantes et en mouvement. Heureusement qu’il y avait encore moyen de trouver des parades pour que les choses ne soient pas juste figées. La période du covid finalement fait plus penser à La Belle au bois dormant, à partir du moment où elle s’endort tout est à l’arrêt.
Mais justement il nous reste la création et l’imaginaire quand on est à l’arrêt…
Claude Schmitz : Je suis d’accord, mais il y a comment on matérialise les choses. Pour moi, ce n’était pas une période très créative. J’ai l’impression d’arriver à inventer des choses quand il y a de la vie autour. Donc si ce n’est pas le sujet du film, il a été créé là-dedans. J’étais surtout heureux de créer quelque chose qui fasse de cette situation compliquée un objet qui peut continuer à vivre. Et c’est ce qui est particulier, car là, maintenant, le film sort en salle et le spectacle va être rejoué. On a pu faire une partie de la tournée, mais certaines dates avaient été reportées deux saisons plus tard. Donc, au mois de mars, on reprend le spectacle, c’est plutôt amusant que les deux objets circulent en même temps.
C’est important pour toi de décloisonner théâtre et cinéma en produisant des objets filmiques pour la scène et de la théâtralité devant une caméra ?
Claude Schmitz : Je ne pense pas que j’ai un discours particulier là-dessus, mais je suis pour que les choses soient fluides et vivantes. Dans le cadre du spectacle, la partie cinématographique prenait en charge une part de la narration et je pense que ça apportait véritablement quelque chose. Dans le cadre du film : est-ce que c’est encore du théâtre ? Je ne sais pas. Depuis près de dix ans, je fais du cinéma en parallèle du théâtre. Pour moi, ça fonctionne comme des vases communicants, l’un nourrit l’autre et vice-versa et je trouve passionnant de passer d’un médium à l’autre et qu’ils s’interrogent continuellement. Il y a des choses que l’on peut faire au cinéma et pas au théâtre ou l’inverse. Ces questions de prise en charge de la narration et de la représentation m’intéressent beaucoup. Au cinéma, on va pouvoir raconter des choses en filmant, un pied, une main ou un paysage alors qu’au théâtre avec un plan large, c’est beaucoup plus compliqué. La mise en scène doit induire des directions de regards, ça ne fonctionne pas par les mêmes biais. Mais le théâtre se passe ici et maintenant et il y a cette vibration-là qui doit être palpable ou perceptible dans le meilleur des cas. Ce qu’on appelle de l’art vivant l’est rarement. Par ailleurs au cinéma, on cherche aussi à enregistrer la vie. Tout tourne autour de comment raconter la vie.
C’est ce qui vous a animé en commençant le cinéma alors que étiez déjà metteur en scène : Raconter des histoires autrement ?
Claude Schmitz : Oui, j’avais parfois des frustrations qui étaient liées au fait que je travaillais avec des gens qui changeaient, vieillissaient ou même mourraient. Il y avait des moments qui allaient apparaître dans des répétitions et qui disparaissaient. J’étais frustré de ne pas avoir pu témoigner de ces choses-là et la question de l’extérieur, d’être au plus près ou au plus loin des choses. J’ai eu envie de me dire qu’l fallait que je puisse sortir d’une salle et essayer d’enregistrer quelque chose du temps qui passe. Et moi, je travaille souvent avec les mêmes personnes donc ça témoigne doucement de ce que sont les gens à une certaine époque de leur vie. C’est toujours assez émouvant de revoir quelques années après ces moments cristallisés comme des vanités. En fait ça reste assez vaniteux dans ce sens-là de faire du cinéma, car on se dit que ça va rester, mais ça va évidemment disparaître comme le théâtre, tôt ou tard. Dans le temps d’une vie, je trouve ça émouvant de pouvoir mettre en regard ces différentes vanités où on a enregistré des instants précis de la mort au travail ou de la vie au travail. C’est de voir aussi comment l’histoire tente de ne pas écraser totalement le portait en creux des gens que tu filmes ou d’un paysage.
Si on devait établir une filiation dans votre cinéma, ce serait avec le cinéma de Rivette des années 1970, Céline et Julie vont en bateau, Noroît, Le Pont du nord… une manière de reconstruire un récit, d’insérer une forme de merveilleux réaliste et de mettre en avant les actrices.
Claude Schmitz : Je peux voir des correspondances avec cette époque-là. Ce que j’aime bien dans ces films-là, c’est qu’il y a une fantaisie qui se permet une liberté à un endroit, des chemins de traverse… Mais c’est aussi l’idée de fabriquer. Cet objet n’est pas parfait, s’il avait eu une dramaturgie écrite, ce serait autre chose. D’un moment à un autre, on se retrouve là. L’art de la digression m’intéresse aussi : les contre-temps, les temps longs et des rapidités par endroits. On a tourné une suite à Lucie perd son cheval qui est montée. On est retourné dans les Cévennes avec Lucie et son armure qui allait retrouver sa fille. Sauf que deux ans plus tard, sa fille a grandi. Dans l’idée, on a collé ce morceau de 40 minutes au film fini. Ça donne quelque chose d’une faille spatio-temporelle. Et je ne sais pas ce que je vais faire de ce truc-là, on ne va pas ressortir une nouvelle version du film en salles. Mais on s’est dit qu’on tournerait peut-être un épisode dans deux ans. C’est l’idée d’un récit assez libre où l’idée de la finitude peut être remise en question continuellement. Il y a une sorte de dictature de l’objet fini, je trouve que les objets non-finis sont toujours intéressants. Il y a d’autres projets qui ont été menés comme ça. Je pense à Linklater ou La Flore. Des espèces de carambolages formels, d’époque sans foncièrement se soucier trop de l’homogénéité de l’ensemble même s’il y a des réseaux de sens qui peuvent se retrouver et simplement de faire le portrait d’une femme à travers un temps un peu long.
Créer une œuvre de recherche cinématographique qui va à l’encontre aussi de ce qu’impose l’industrie…
Claude Schmitz : Je viens de finir un film que j’ai tourné en septembre/octobre, un long métrage financé avec un scénario. C’est un polar qui est écrit, assez différent, mais tu passes effectivement par tout un tas de système de relectures. Rien ne va vers un geste spontané, ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire de très belles choses. Mais c’est un système et je le comprends parce qu’il y a de l’argent qui dès le départ ne dit pas juste : « et si on inventait quelque chose à partir de rien ? ». Et je trouve ça dommage dans la manière dont on appréhende le cinéma aujourd’hui, ça laisse assez peu de places à des projets qui existent, sont minoritaires et sont importants, car ils vont continuer à interroger les notions de récit, d’histoire, de finitude… Et qui peuvent enrichir les imaginaires, le rapport à la narration. Les Chevaliers de la table ronde, Perceval… ce sont des récits très foutraques qui sont constitués de rapiècements, de différents ajouts, de réécritures, de digressions et c’est passionnant que ce type des récits existent encore aujourd’hui. Le règne du scénariste qui prend beaucoup d’importance dans le financement d’un film… Je n’ai rien contre les dramaturgies classiques, mais je pense qu’il faut qu’il y ait de la place pour des scénarisations de l’instant, sculpter le présent. Il faudrait qu’on puisse encore faire ce genre de choses, car ça amène des récits surprenants, déstabilisants, mais qui, regardés avec curiosité, nous emmènent à des endroits pas forcément attendus.