Coup de mou
Après l’examen de conscience, sous le soleil de San Sebastian, d’un vieux professeur has-been et cocu (Rifkin’s Festival, 2022), Woody Allen revient à ses premières amours : le vaudeville (avec un soupçon de thriller) et Paris, capitale qu’il a déjà filmée par deux fois, dans un segment de Tout le monde dit I Love You (1996) et dans Minuit à Paris (2011, son plus gros succès commercial). Coup de chance est son cinquantième long métrage, mais le premier à être intégralement tourné avec des actrices et acteurs français, en langue française (boycotté aux USA, Allen a tourné ses deux derniers films en Europe, où son cinéma est apprécié à plus grande échelle depuis ses débuts). Promu comme le film des “retrouvailles” entre Woody Allen et le grand public, Coup de chance n’a cependant pas le swing des hits du maître (qu’on peut se rejouer en boucle). Le scénario, point fort incontestable des films d’Allen, semble se dérouler machinalement et sans allant, comme si quelque chose s’était coincé dans l’appareil. La situation initiale est un classique du genre : un homme (Niels Schneider) et une femme (Lou de Laâge) se retrouvent après s’être perdus de vue, il est célibataire, elle est mariée, ils entament une relation, et le mari (jaloux, bien sûr) décide de faire supprimer l’amant de sa femme. Classique. Les scénarios de Woody Allen reposent (presque) toujours sur une idée simple, qui pourrait tenir dans une poche, mais ce qui fait leur panache, c’est la manière dont elles se révèlent et se déploient, avec exigence et surprise, à travers des péripéties et rebondissements secs ou légers qui font pencher le film du côté du (relatif) happy-end ou du côté du drame – Melinda & Melinda (2004) en appliquait littéralement la théorie.
Coup de chance n’est ni tout à fait une tragédie à la Match Point, ni une comédie policière à la Meurtre Mystérieux à Manhattan, ni un film noir à la Crimes et délits (trois des meilleurs films de Woody Allen). Par conséquent, on cherche de quel côté du filet est tombée la balle, et on se rend vite compte qu’elle mord la ligne… Si les trois films évoqués plus tôt font encore date aujourd’hui, c’est en partie parce qu’ils sont magistralement écrits et dialogués et que les personnages qui les habitent sont inoubliables, faits de chair, de sang, d’incertitudes, d’énigmes, de sentiments et de tourments. Ils causent chez nous autant de passion que d’antipathie. Ils font vibrer nos cordes sensibles et notre morale. Les personnages de Coup de chance, eux, sont de papier, sans passé, sans histoire, à part celle qui les réunit; de vieux archétypes (le romancier bohème, la blonde désirée, l’homme d’affaires aux cheveux gominés) qui défilent dans le Paris chic et sur lesquels il n’y a pas grand chose à projeter, à l’exception peut-être du personnage joué par Valérie Lemercier, dont le rôle d’abord secondaire prend un tour surprenant, réenchantant le dernier acte – il est plutôt inhabituel que les mères aient le beau rôle chez Woody Allen.
Celui qui disait avoir triché à ses examens “en lisant dans l’âme de son voisin” n’a pas ici l’ambition de ses dons. Malgré sa myopie, Allen a toujours eu de bons yeux pour étudier l’humain, ses mœurs, ses peurs, ses contradictions, mais aussi pour illustrer les tropes de son époque, se servant des outils du cinéma, de la psychanalyse et de la philosophie pour opérer. Dans cette fable où tout est déréalisé et dévitalisé, il ne peut naturellement plus opérer. L’environnement qu’il décrit est unidimensionnel, les personnages qu’il met en scène manquent trop de complexité et de profondeur pour nous mettre en tension ou agir sur nos consciences. Prenons, par exemple, le personnage du mari jaloux, Jean Fournier, joué par Melvil Poupaud. Il s’inscrit dans la catégorie des “hommes irrationnels” (et criminels) qui règnent dans certains films de Woody Allen, comme Crimes et délits (1989), Match Point (2005), Scoop (2006) ou L’Homme irrationnel (2015). Jean Fournier a la même nature et le même instinct de tueur, mais il n’a ni le fond dostoïevskien de Chris Wilton (Match Point), ni l’intelligence machiavélique et destructrice d’Abe Lucas (L’Homme irrationnel). Il n’engage pas non plus Allen et les spectateurs à méditer sur la question de la liberté et de la responsabilité humaine, là où le personnage de Judah Rosenthal, l’ophtalmologue de Crimes et délits, pouvait faire parler de lui et de ses “fautes” (il est croyant) des heures durant. Jean Fournier est banal, un businessman caractériel et arrogant qui n’inspire aucune inflexion ou réflexion. Il en va de même pour les autres protagonistes, prisonniers des clichés liés à leur typologie. Forcément, cela a des répercussions sur les intrigues elles-mêmes (et les nœuds qu’elle noue sans conviction), mais aussi sur le jeu d’acteur, plus théâtral que réaliste.
Woody Allen avait en main tous les ingrédients pour faire un grand film : un décor qui l’inspire, des thèmes qu’il manipule avec dextérité (le mariage, l’adultère, le crime, la chance), des personnages à la nature et l’aura familières, une histoire à double-fond, Storaro à la manœuvre, un casting dans l’air du temps. Mais le film reste sur des rails, adoptant un rythme de croisière trop traînant pour réellement enjouer. La promenade est de santé, pas désagréable, mais pas complètement divertissante non plus. Dans Coup de chance, l’heure est grave, néanmoins, Allen a le ton badin et reste à la surface des problèmes qu’il pose, ces derniers se résolvant sans passion. “L’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut toujours faire l’imbécile“. Même les cinéastes les plus talentueux ont le droit à un coup de mou. Une filmographie qui contient cinquante films ne peut pas compter que des chefs d’œuvre. Coup de chance a au moins deux mérites : nous le rappeler et nous donner envie de revoir des films de Woody Allen.
Réalisé par Woody Allen, avec Niels Schneider, Lou de Laâge, Melvil Poupaud, Valérie Lemercier… Durée : 1H36. En salles le 27 septembre 2023.