Anciennement journaliste chez Libération et Médiapart, puis réalisateur et auteur de documentaires pour la télévision et romancier, David Dufresne a suivi de près le mouvement des gilets jaunes et les violences policières qui l’ont émaillé. Avec Un Pays qui se tient sage, il a cherché à comprendre ces événements souvent minimisé par les médias tout en utilisant les codes et les atours du cinéma. Rencontre avec un passionné d’images, qui dézingue les séries françaises et travaille sur son premier film de fiction.
Comment vous êtes vous retrouvé en première ligne sur ce sujet des violences policières ?
David Dufresne : Même si je ne me considère plus comme journaliste depuis très longtemps, j’ai été rattrapé par ce sujet. Tout démarre à Poitiers quand je fais des fanzines, j’ai 15 ans et que les Renseignements Généraux me convoque en 1984 pour savoir avec qui je fais ce fanzine. J’étais seul. En 1985 je débarque à Paris et là, il y a l’affaire Malik Oussekine, tué par les voltigeurs. J’ai décidé de m’intéresser à ces gens qui s’intéressaient à moi ! Depuis 1986, à travers différentes choses comme la musique ou mes bouquins sur les flics d’internet, sur Tarnac, le maintien de l’ordre ou le roman. En fait, j’oscille toujours entre la police et la liberté, j’ai écrit sur Jacques Brel qui est, pour moi, le symbole de la liberté.Plus prosaïquement, je rentre de sept ans au Canada en 2018, je passe plusieurs semaines à Vesoul dans le cadre du bouquin sur Brel et je perçois qu’il y a un problème social. Quand les premières violences sont arrivées, je me suis remis sur le sujet sans oser m’appeler lanceur d’alerte, ce n’était pas à moi de le faire, et, par commodité, les gens m’ont requalifié comme journaliste. En fait, je suis un chercheur sans diplôme.
Le fait d’avoir vécu sept ans à l’étranger a-t-il été un des facteurs qui vous ont amené à réaliser que quelque chose n’allait pas ?
David Dufresne : Complètement. Je n’ai pas connu la Loi Travail, ni les attentats, ni la ZAD donc quand je rentre, je compare avec ce qui existait avant mon départ et qui n’était pas déjà terrible. On a toujours un regard neuf quand on revient de l’extérieur, cela a joué. Mais les observateurs n’étaient pas entendus même en tirant les sonnettes d’alarme à coups de vidéos, de photos qui ne sortaient pas des cercles militants.
A quel moment vous êtes-vous dit que ces images étaient une matière pour le cinéma ?
David Dufresne : C’est venu petit à petit, J’ai lancé d’abord Allo @Place_Beauvau pour provoquer le débat, puis écrit mon roman Dernière Sommation pour y donner ma vision intime du débat. Cela pourrait être un film, d’ailleurs des cinéastes s’y intéressent pour une adaptation possible. Après le roman, je me dis que j’ai besoin d’une analyse collective, de donner la parole à des gens, de ne pas être au premier plan et il y a aussi l’idée de se dire que ces images qu’on scrolle, on les efface, le geste est lui-même comme une mise à la corbeille. Alors que ce sont des images documentaires au sens fort du terme, que ce sont des images de cinéma brut, de cinéma vérité et qui méritent d’être regardées sans que les télés y rajoutent du flou, à gauche ou à droite quand elles sont verticales parce qu’elles ont peur du vide, sans y ajouter des bannières “émeutes à Paris” ou des mentions “images Twitter”. Par exemple, la scène du Burger King, c’est un plan séquence, celle du boxer également. Jérôme Rodriguez, quand il perd son œil et son téléphone en même temps, que son téléphone se retourne sur son ventre et qu’il filme toute la scène de façon impossible à faire : cette image du Génie de la Bastille, des gens qui crient autour de lui, ça c’est du documentaire, c’est magistral. Je le dis d’autant plus c’est que je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui filme, je n’y suis pas, ma seule petite responsabilité, c’est de considérer qu’elle mérite d’être vue et d’être projetée. Pour qu’on se projette dedans plutôt que de la scroller. Une image sur téléphone raconte l’actualité, au cinéma, elle raconte l’histoire. Ce n’est pas le même tempo, la même nature, On a beaucoup travaillé surtout sur le son car les réseaux sociaux compressent énormément.
Comment s’est opérée la réflexion sur la parole recueillie, l’organisation par duo, la mise en perspective… ?
David Dufresne : Ce sont des mois de réflexion, de recherches. Cela part un peu de mon précédent film sur Pigalle, un documentaire pour Arte, où il y avait déjà cette idée de gens qui étaient plusieurs face à moi en interview et qui, de temps en temps, échangeaient entre eux. Là, le dispositif, c’est que je n’existe pas, qu’ils parlent, qu’ils conversent. J’ai passé une bonne partie de mon été 2019 à regarder sur YouTube, une centaine d’extraits de Cinéma, cinémas l’émission de Claude Ventura des années 80. C’est prodigieux ! C’est Godard qui raconte ses techniques, Samuel Fuller qui parle de ses scénarios, … Ce qu’on ne se permet plus de faire. Ce que je voulais, c’est chercher comment des cinéastes avaient filmé la pensée puisque dans l’émission des cinéastes interviewaient d’autres cinéastes. Ce que j’ai le plus retenu c’est la sobriété du truc ! C’est de filmer de près avec une seule caméra. Avec trois caméras, comme le site web qui m’a interviewé ce matin, on ne peut pas être dans l’entretien, on fait du plan de coupe. Et il y avait aussi l’idée de projeter les images aux protagonistes pour y réfléchir et je n’avais pas pensé que c’était une mise en abyme pour les spectateurs en salles. Je le remarque pendant les avant-premières. L’effet que cela produirait, je l’avais sous-estimé. En montant je pleurais parce que je projetais des choses sur les images, que j’en connaissais les à-côtés, mais, même sans cela, les spectateurs sont émus.
Comment avez-vous choisi les différents témoins qui interviennent dans le film et organisé les duos ?
David Dufresne : Parmi les protagonistes, il y a des gens que je connais depuis très longtemps comme le sociologue Fabien Jobard, le secrétaire général de Synergie-Officiers Patrice Ribeir ou le Général Cavallier que j’ai rencontré en 1999 quand j’étais à Libé. Les victimes et les avocats, je les ai rencontrés via les gilets jaunes, début 2019. Le dénominateur commun de tous ces gens, quelques soient leurs positionnements, c’est la capacité et la volonté de dialoguer, d’écouter et de parler sans être dans l’invective. Il y a eu des binômes qui n’ont pas marché et qui ne sont pas à l’écran parce qu’on tombait dans le pugilat débile à la CNews. On a gardé quelques moments de friction. Certains se connaissaient, d’autres ne s’étaient parlés qu’à coup de tract ou de tweet…
Et pourquoi ne pas qualifier ces intervenants, laisser au spectateur imaginer qui est qui ?
David Dufresne : Là, c’est vraiment l’idée d’une écriture en adversité par rapport à ce que la télévision peut faire. Cette idée que les experts en expertise ont le droit à la parole et les autres non… Ne pas mettre la fonction, le statut, c’est une façon de gommer la hiérarchie sociale et de dire qu’en démocratie, une voix vaut une voix ! On est dans le cadre d’un film de réflexion, je pense que la parole est plus importante que l’émetteur. Ce qui est revendiqué, c’est l’idée que le récepteur doive jouer avec ses propres préjugés et tendre l’oreille. C’est quasiment un aspect léger du film, presque ludique ! Je trouve ça intéressant. Ce qui reste au cinéma face aux autres écrans, c’est cette faculté de maintenir en éveil le spectateur.
Ce sont les images de gamins mis a genoux à Mantes-La-Jolie qui donnent le titre au film, pourquoi ce choix ?
David Dufresne : Ces images sont à la fois du ressort de la violence physique et symbolique. Elles disent aussi le racisme. Il y a ce qui se passe et qui renvoie au pire, au pire chez nous en ce moment, pas au Chili ou en Algérie. Et il y a cette phrase, et le film accorde beaucoup d’importance aux mots. C’est pour ça qu’on ouvre avec Marcon qui dit que certains mots ne doivent pas être utilisés. C’est la scène la plus longue et c’est celle qui ramasse la question du continuum sécuritaire avec ces pratiques policières que la France a découvert avec les gilets jaunes mais qui existent depuis 30 ou 40 ans dans les quartiers populaires ! Mais ce n’était pas documenté. C’est le drame de l’époque : sans image ça n’existe pas mais avec trop d’images créent une habitude. Le film sort à un moment très particulier où l’image parvient à transpercer le mensonge et même les chaînes infos et Le Monde ne mettent plus de guillemets à violences policières.
Vous avez beaucoup tourné pour la télévision, qu’apporte le cinéma ?
David Dufresne : La liberté ! Si je compare avec mes expériences pour la télévision où il y a un formatage très clair. Là il y a une liberté sur la forme et sur le fond. La question des synthés c’est évident que cela ne passerait pas en télévision, ils ont trop peur du zapping.
Est-ce que la fiction française a réussi à s’emparer de ces sujets ?
David Dufresne : Dans les séries américaines oui ! Parce qu’il y a une vraie emprise du réel comme dans The Wire. J’aime beaucoup la fiction quand elle est très documentée, j’adore ça. Sur les questions de police, j’ai vraiment apprécié Les Misérables notamment parce que le film prend de l’ampleur dès que le drone arrive, que l’image est en jeu et que les flics comprennent qu’ils ont été filmés et que la bavure qui aurait du passer inaperçue devient un enjeu. Là, c’est la force de la fiction. Les séries comme Engrenages ou Le Bureau des légendes, c’est quand même des chevaux de Troie des ministères de l’Intérieur et de la Défense. Je n’ai pas vu les dernières saisons mais on se demande qui tient le stylo ! Ce sont des œuvres patriotiques, pourquoi pas, mais ce n’est pas vendu comme ça. Quand Kassovitz se vante qu’à la DGSE ils adorent son personnage de Malotru, c’est un peu problématique quand même ! Ce qui est intéressant dans le cinéma français actuel, c’est toute cette génération d’acteurs, comme Camélia Jordana ou Omar Sy, qui ont le courage de dire des choses. Que des syndicats de police appellent au boycott du film Police sous prétexte qu’Omar Sy les a critiqués, c’est la police de la pensée. Et ces mêmes syndicats pleurent la fin d’Engrenages, je trouve ça drôle.
La suite logique, c’est de réaliser une fiction ?
David Dufresne : J’y travaille. J’ai un projet de film. Le paradoxe, c’est que tout mon travail sur les violences policières et le film me ramènent au réel alors que j’ai très envie de travailler sur de la fiction. Brel disait toujours “Il faut aller voir“, c’est ce que Richet a fait en allant à Hollywood après Ma 6té va craquer qui était très réussi. Moi ce que je découvre c’est un monde, le cinéma en France, qui est très conservateur ce que, bêtement, je n’imaginais pas. Et je comprends que Christian Clavier n’est pas un accident mais le sommet de la pyramide ! Du coup on comprend qu’il n’y ait presque rien eu entre La Haine et Les Misérables.