Film de clôture de la dernière édition de la Semaine de la Critique, Animale d’Emma Benestan sort sur les écrans ce mercredi. Rencontre avec la réalisatrice pour parler de ce deuxième long métrage qui oscille entre le western et le body horror.
Vous dépeignez un milieu que l’on connait peu, celui de la course camarguaise, et filmez une région que vous aviez déjà filmée dans un court métrage documentaire. Vous portiez en vous ce projet de fiction depuis longtemps ?
Emma Benestan : Je pense, oui ! J’ai grandi près de la Camargue, et m’y rends toujours régulièrement. J’avais écrit avant Fragile (son premier long métrage, Ndlr) un scénario qui se déroulait en Camargue, mais je ne l’ai finalement pas réalisé. L’environnement que je filme dans Animale est proche de mes souvenirs d’adolescence, proche des ambiances qui j’ai connues. J’avais envie de filmer les terres camarguaises parce qu’elles viennent soulever chez moi des questionnements liés à l’identité, à l’identification et aux représentations. Dans les années 50 et 70, quelques films et séries B ont été tournés en Camargue, comme Crin-Blanc sur la fascination d’un petit garçon pour un cheval sauvage. Mais, par exemple, j’ai vu peu de films où le taureau est au centre de l’attention et de l’histoire, alors que c’est l’animal sauvage qu’on voit le plus dans le coin et qui est le plus célébré. C’est pour ça que dans le film, il est partout, même en motif, imprimé sur des chemises ou en pochoir sur des fenêtres ! Le taureau a quelque chose de mythologique, et la Camargue m’évoque quelque chose de cet ordre-là aussi. Derrière les mythes, comme celui du Minotaure, le thème de la monstruosité est ambivalent, et c’est cette ambivalence vis-à-vis de la monstruosité que j’ai voulu interroger dans Animale. J’aime les films de genre depuis toujours, j’adore Buffy contre les vampires aussi, qui est une série qui parle de traumatismes, de monstres et d’empouvoirement. Je suis également très sensible au travail de Federico Garcia Lorca. Il a écrit de très beaux poèmes autour de la femme et du taureau. Quelque part, lier une femme et un taureau, soit une fille à un animal très masculin qui symbolise la colère, dans la sphère d’une arène, c’était quelque chose que j’avais très envie de mettre en scène. Ce film, c’est la combinaison plus ou moins consciente de plusieurs éléments, mais au départ, il y a en effet le désir de filmer la Camargue, ça c’est sûr.
Vos films ont en commun de mettre en scène des personnages qui ont des métiers qu’on met peu en avant dans la fiction française, que ce soit dans Animale, avec le milieu des raseteurs, dans Fragile, avec l’ostréiculture, et même dans Belle gueule, votre court métrage, où l’on suit un père et sa fille qui vendent des beignets l’été sur une plage. Pourquoi cet encrage social et réaliste est-il important pour vous ?
Emma Benestan : C’est un peu comme pour la question du territoire. Je crois que les territoires nous façonnent et racontent quelque chose de nous, de manière très intime. Dans Belle Gueule, on est du côté d’une ado qui travaille l’été, tandis que les garçons et les filles de son âge s’amusent à la plage. Dans Fragile, étant donné que je m’amusais avec les codes de la rom’com et que les hommes dans les rom’com ont souvent une profession un peu “glamour”, ou en tout cas qu’ils sont glamourisés jusque dans les métiers qu’ils exercent, j’ai voulu appliquer cela au métier d’ostréiculteur et mettre en scène un personnage masculin aussi délicat et fragile que les huitres qu’il manipule. Je me rends compte aussi que je fais souvent des films avec des personnages qui ont un peu le syndrome “Ratatouille”, c’est-à-dire qui ont des rêves qui se heurtent à la réalité, qu’elle soit sociale, culturelle ou économique. Dans Animale, Nejma rêve de devenir raseteuse, un métier qui ne se genre pas au féminin dans son entourage. Je ne voulais pas seulement raconter l’histoire d’une femme qui cherche sa place dans un monde dominé par les hommes, mais je voulais raconter ce que ça coûte à cette jeune femme de trouver sa place, ce que ça lui coûte physiquement et mentalement, parce qu’elle doit s’imposer plus que les autres, parce qu’elle doit lutter contre les préjugés en même temps qu’elle lutte contre elle-même, parce que suite à l’agression qu’elle a subie, elle ne se souvient plus de rien. Animale est un film qui parle de rivalité, de dualité, de domination, de déni. Il parle aussi du corps, et ce qu’on projette sur lui selon qu’il soit féminin ou masculin.
Après l’homme fragile, la femme puissante donc…
Emma Benestan : Oui complètement ! La notion de virilité me travaille beaucoup. J’ai d’ailleurs un projet de série sur le sujet, ça s’appelle Viril et ça se passe dans un camp masculiniste. Bref, je trouve cette notion hyper intéressante parce qu’elle est associée dans l’imaginaire collectif à la notion de puissance, et de fait, pas aux femmes. Je crois profondément que le cinéma permet de dépoussiérer les stéréotypes qui collent à la peau des femmes et des hommes, et de proposer des représentations à la fois plus justes et plus complexes des genres. On m’a souvent demandé à la sortie de Fragile pourquoi j’avais écrit un premier rôle masculin et pas féminin, comme si je n’avais pas la légitimité de le faire, ou comme si, parce que j’étais une femme, je ne devais écrire que sur les femmes. C’est absurde ! Avec Animale, même si on a bataillé auprès des commissions pour avoir les financements, j’ai toujours tenu mon cap qui était d’explorer la question de la puissance féminine, dans un milieu qui n’accepte pas cette puissance-là, voire même qui la craint.
J’ai toujours tenu mon cap qui était d’explorer la question de la puissance féminine, dans un milieu qui n’accepte pas cette puissance-là, voire même qui la craint.
C’est votre troisième collaboration avec Oulaya Amamra. Vous avez écrit le rôle de Nejma pour elle ?
Emma Benestan : Totalement. Quand j’écris, j’ai besoin de penser à quelqu’un. Oulaya, c’était évident, je voyais des ponts avec le personnage, et Oulaya a vraiment porté le personnage de Nejma à bout de bras durant le tournage. Il y a une phrase de Marguerite Yourcenar que j’adore et qui dit : « Si un être inventé n’est pas plus important que vous-même, alors il n’est rien ». Oulaya est une actrice qui se met totalement au service des personnages qu’elle incarne, elle va chercher l’absolu dans chaque scène, elle est très généreuse. Elle a passé quatre mois en immersion, avec les taureaux, les chevaux et les apprentis. Elle était entourée d’hommes, comme Nejma. Elle a bossé avec acharnement pour arriver à ce résultat, pour qu’on croit à Nejma et à l’histoire qu’elle porte en elle. Tous les acteurs autour d’elle sont des acteurs non-professionnels. Je ne pouvais pas imaginer faire un film en Camargue sans m’entourer de camarguais, des connaissances et des talents du coin. C’était essentiel qu’Oulaya soit au contact de ceux qui connaissent les taureaux comme personne. Il y a certaines séquences que je n’aurais jamais pu réaliser avec des comédiens professionnels. Il fallait la participation active des raseteurs, des manadiers… Et la participation active d’Oulaya, parce qu’elle est presque de chaque plan du film, et que le rôle qu’elle joue est extrêmement lourd, corporellement parlant, et en plus dans sa psychologie.
Globalement, vous aimez la faire travailler autour du corps ?
Emma Benestan : Oui, mais dans Fragile, elle faisait de super belles chorégraphies dans une salle de danse. Là, il fallait aller dans l’arène, avec un taureau, ça ne représente pas le même état de tension et la même préparation ! La préparation du rôle a clairement été plus intense pour Animale que pour Fragile. Je crois que j’aime énormément les acteurs corporels, et Oulaya fait partie de cette famille d’acteurs pour moi. Elle a quelque chose de très terrien, de très intense, de très sensuel aussi dans sa manière de se mouvoir. Elle était en pleine conscience du personnage et des enjeux, et ça m’a beaucoup portée.
Comment avez-vous travaillé avec les animaux ?
Emma Benestan : A ma connaissance, il n’y a pas de dresseurs pour taureaux, ça n’existe pas. On avait le soutien de quelques manadiers du coin, pour faire un peu bouger les troupeaux par exemple, mais globalement, on a dû s’adapter à leurs conditions et leur rythme. Les taureaux sont des animaux qui ne trichent pas, et on ne peut pas non plus tricher avec eux, parce qu’ils n’hésitent pas à vous charger si vous les provoquez. J’avais besoin de les filmer dans leur environnement naturel, et ça demande de la patience, et aussi d’avoir la chance avec soi. Le plan de nuit où on voit les taureaux groupés et trotter, je crois qu’il relève du miracle ! Parce qu’il faut se dire qu’on pouvait parfois attendre deux ou trois heures pour les apercevoir et tourner les images. On ne savait pas s’ils allaient partir vers la gauche, ou vers la droite. Il fallait rester concentré. Pour les acteurs aussi. Les deux courses qu’on a filmées dans l’arène étaient compliquées à tourner, parce qu’il a fallu improviser, tout en restant hyper vigilant et ne mettre en danger ni les acteurs, ni l’équipe, ni les animaux bien sûr. D’un point de vue esthétique, je ne voulais pas filmer les taureaux comme dans un documentaire animalier. Avec Ruben Impens, le chef opérateur, on a travaillé ensemble à trouver un langage visuel soutenu, proche du genre. Je voulais qu’il se passe quelque chose de physique et de mystique à l’écran quand on y voit les taureaux.
Quels sont les films de genre qui vous ont le plus influencée ?
Emma Benestan : J’aime beaucoup Aux frontières de l’aube de Kathryn Bigelow, son premier film. Un western vampirique qui m’a beaucoup marquée. Le mélange des genres y est détonnant. Il y a It Follows de David Robert Mitchell aussi, dans lequel une jeune femme se perd dans une réalité qu’elle ne reconnaît plus, comme Nejma dans Animale. Mon film aborde le thème de la métamorphose, et j’ai beaucoup de tendresse pour le Le Loup-garou de Londres de John Landis et Ginger Snaps de John Fawcett par exemple. Dans le premier, il y a la transformation qui me plait, mais c’est surtout un film qui parle de la mort, ou plutôt de quelqu’un qui donne la mort, qui se réveille, et qui est mal… Dans le deuxième, ce sont les métaphores par lesquels le film passe pour raconter la violence qui me parlent. Je trouve que le film est exactement là où il doit être, tout le temps. C’est brillant. Malheureusement, les films de métamorphose finissent presque tout le temps par la mort de celui ou celle qui se métamorphose. Je ne voulais pas reproduire ce schéma, il ne colle pas à ce dont parle le film, entre autres, de délivrance. Vincent Le Port (le réalisateur de Bruno Reidal, Ndlr) a été consultant sur mon film, et on s’est beaucoup interrogé ensemble sur la valeur du cri dans les films d’horreur. En général, on voit des femmes crier parce qu’elles ont peur, et souvent, ça s’accompagne de larmes en plus. Je ne voulais pas que le cri qu’on entend à la fin du film sonne comme ça. Le cri de Nejma, c’est un cri de colère. Et Nejma a de quoi être en colère !
Vous participez à un renouveau dans le genre en montrant enfin des métamorphoses de femmes réellement monstrueuses, et pas sexualisées…
Emma Benestan : La question a été lancinante durant toute la phase d’écriture et de préparation. Je me suis demandée comment figurer la métamorphose de Nejma et à quoi elle devait ressembler, si c’était une métamorphose intégrale ou partielle, si ça concernait seulement son visage, son corps ou les deux ? Je me souviens de Jenifer de Dario Argento, où une femme a le visage d’un chien et le corps d’une déesse. Souvent, cette hybridation est très érotisée, jusque dans le choix des animaux en lesquels les femmes se muent, une féline, un serpent, une sirène. Elles conservent quelque chose de désirable. Ce n’était pas du tout dans ce sens que je voulais travailler le métamorphose de Nejma. Le film parle d’abus, et érotiser la métamorphose de Nejma était inconcevable pour moi. Quand on s’est penché sur la conception du masque de taureau d’Oulaya avec Olivier Alfonso de Atelier 69, on est parti du principe qu’il fallait lui donner les traits les moins humains possibles, et les moins féminins possibles. Marie, la championne de course camarguaise que je suis dans mon court métrage documentaire, m’a dit : « Quand je vais dans l’arène, le taureau ne voit pas si je suis un homme ou une femme, il voit juste un animal face à un autre animal ». J’ai beaucoup repensé à cette phrase en faisant Animale, en essayant d’aller, par delà le genre, interroger la notion d’animalité.
Animale, en salles le 27 novembre 2024.