Journaliste cinéma, spécialiste du cinéma queer, Didier Roth-Bettoni vient de publier “Les années sida à l’écran”, un ouvrage passionnant et érudit sur la représentation de la maladie dans les films et les séries télé. Il revient avec FrenchMania sur le sujet et sur la façon dont 120 battements par minute s’inscrit dans cette histoire.
Pourquoi était-il important de retracer cette histoire du sida à l’écran ?
Parce qu’elle n’avait jamais été racontée… Et parce que 36 ans après le début de l’épidémie et des centaines de films de toute nature sur ce sujet (j’évoque plus de 300 fictions, documentaires, téléfilms ou courts métrages dans mon livre), le temps était venu de s’y replonger pour essayer de comprendre comment le cinéma avait documenté ce qui est l’une des grandes tragédies de la fin du XXe siècle, mais aussi pour mesurer à quel point le cinéma avait été un acteur essentiel de ce moment. Je veux dire par là que c’est la mort de Rock Hudson en 1985 qui fait prendre conscience aux Américains (et au-delà) que le sida n’est pas qu’une maladie de marginaux, que Philadelphia a joué un rôle très important dans la reconnaissance des discriminations dont étaient victimes en 1993 les séropositifs et les malades. Mais aussi que des cinéastes plus underground, directement concernés par la maladie, ont fait des films sur le sida comme on fait œuvre de témoignage et de mobilisation à destination notamment de la communauté gay (je pense bien sûr à Derek Jarman, et à bien d’autres plus oubliés). Et encore qu’une association militante de la lutte contre le sida comme Act Up a, dès ses débuts, fait de la création et de la diffusion de films sur ses actions une priorité, une des armes de son activisme. Il me semblait important de revenir sur tout cela, et aussi de voir ce qu’il en est aujourd’hui des images du sida, vingt ans après l’arrivée des trithérapies… Curieusement, il semblerait que je n’aie pas été le seul de ma génération à avoir cette tentation, ou plutôt ce besoin, de réexplorer tout cela qui n’est pas anodin, en tout cas si j’en juge par le foisonnement d’œuvres et de travaux sur ce thème qui surgissent de façon concomitante sans que cela ait été concerté ni par Robin Campillo, ni par Elisabeth Lebovici (auteure de Ce que le sida m’a fait publié aux Presses du réel, ndlr) , ni par Philippe Faucon (réalisateur de la série Fiertés attendue en 2018 sur Arte, ndlr), ni par moi.
Avez-vous fait des découvertes au cours de l’écriture du livre ?
Je n’ai pas vraiment découvert de films, je les avais à peu près tous vus au fil des années. Mais les revoir avec la distance du temps, avec aussi une émotion qui n’est pas moindre mais qui est différente, qui est moins violente, m’a permis de mieux saisir l’importance de certains films comme cette merveille qu’est Un compagnon de longue date, de Norman René (1990), ou de certains metteurs en scène. Je vais citer à nouveau Derek Jarman, mais très clairement, pour moi, avec sa triple démarche d’expérimentateur visuel et narratif, de militant ultra-combatif et pertinent, et surtout de malade engageant son propre corps et son propre vécu dans ses films, il est l’un des réalisateurs clé de cette histoire, et Blue, cet essai esthétique et politique radical qu’il signe juste avant sa mort en 1994 est un film essentiel. Les découvertes, elles ont surtout été, en revoyant tous ces films sur un temps très court, de percevoir très clairement les filiations entre les films et les auteurs, les permanences thématiques et d’écriture dans le cinéma mainstream lorsqu’il a dû aborder la maladie, ou de percevoir l’importance, dans les films nés de la communauté gay, à quel point la figure d’une famille de substitution composée d’amis, d’ex-amants, de compagnons de fête et de combat… a tenu un rôle fondamental dans les scénarios, comme dans la réalité d’ailleurs…
Act Up, qui est au cœur de 120 battements par minute, est souvent apparu dans la fiction, on pense bien sûr et encore à Jarman, mais également à des réalisateurs français comme Ducastel et Martineau…
Oui, vous avez raison, Act Up est présent dans beaucoup de films. Des documentaires sur l’association bien sûr, mais aussi nombre de fictions. Très clairement, Act Up symbolise au cinéma l’intégralité du militantisme de la lutte contre le sida : il n’y a quasiment aucune autre association qui soit représentée ! Cela veut dire à quel point les actions très spectaculaires et très visuelles d’Act Up, ces actions pensées comme telles (les die in, les zap, la capote sur l’obélisque, etc.) ont marqué les esprits et imprégné les imaginaires des cinéastes, bien plus que d’autres formes d’engagement plus discrets mais moins cinématographiques : lobbying, lignes d’écoute, accompagnement des malades, etc. L’autre explication de cet état de fait, c’est qu’au sein d’Act Up ont émergé de très nombreux réalisateurs (Robin Campillo, Olivier Ducastel et Jacques Martineau, Stéphane Giusti, …), qui ont eu à cœur de raconter ce à quoi ils avaient participé.
Quel est votre sentiment sur 120bpm, vous qui avez vu toutes les œuvres audiovisuelles parlant du sida ?
C’est un film qui marquera cette histoire, sans aucun doute, car c’est un film qui réconcilie le cinéma militant fait de l’intérieur de la communauté et (grâce en partie au prix cannois) le cinéma grand public sur le sida. Pour moi, c’est un film charnière, comme ont pu l’être les films de Spike Lee en inscrivant l’histoire des Afro-américains dans l’histoire des Etats-Unis, comme le Harvey Milk de Gus Van Sant a inscrit l’histoire du combat pour les droits LGBT dans l’Histoire américaine … 120 BPM fait cela : il inscrit l’histoire de la lutte contre le sida dans l’histoire de la fin du XXè siècle. Le point commun de ces trois œuvres, contrairement à la plupart de celles qui les ont précédées sur les mêmes thèmes, c’est de savoir, dans un même mouvement, raconter l’intime et le collectif, de savoir les relier, de les rendre indissociables. Il y a beaucoup d’autres raisons qui font pour moi de 120 BPM un des grands films de cette histoire, la réactivation de la mémoire, le travail sur l’idée du corps dans tous ses états, l’affirmation de la permanence des luttes et des moyens d’action dont la lutte contre le sida est emblématique, mais cette dimension-là le rend assez unique.
Propos recueillis par Franck Finance-Madureira
“Les années sida à l’écran” de Didier Roth-Bettoni est édité par ErosOnyx et accompagné du dvd du film Zero Patience de John Greyson.
La rédaction de FrenchMania tient à remercier, à l’issue de cette série d’articles dédiée à 120 battements par minute : Marie-Ange Luciani, Hugues Charbonneau, Alexandre Mallet-Guy, Robin Campillo, Arnaud Valois, Nahuel Pérez Biscayart, Antoine Reinartz, Adèle Haenel, Philippe Mangeot et la photographe Céline Nieszawer. Merci particulier à la merveilleuse Marie-Christine Damiens !